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Démocratie, qui es-tu ?

La démocratie est plus souvent définie aujourd'hui par ce dont elle libère l'arbitraire, le culte de la personnalité ou le règne de la nomenklatura que par ce qu'elle construit ou par les forces sociales sur lesquelles elle s'appuie.

par Alain Touraine

Que célèbre-t-on aujourd'hui? La chute des régimes autoritaires ou la victoire de la démocratie? Et nous nous souvenons que des mouvements populaires, qui avaient renversé des anciens régimes, ont donné naissance à des régimes totalitaires pratiquant le terrorisme d'Etat.

Aussi sommes-nous d'abord attirés par une conception modeste, purement libérale, de la démocratie, définie «négativement» comme le régime où nul ne peut s'emparer du pouvoir et s'y maintenir contre la volonté de la majorité. N'est-ce pas un triomphe suffisant que de libérer la Terre de tous les régimes qui ne reposent pas sur le libre choix des dirigeants par les dirigés? Cette conception prudente n'est-elle pas aussi la plus forte puisqu'elle s'oppose à la fois aux pouvoirs absolus, fondés sur la tradition ou le droit divin, et aux régimes volontaristes, qui en appellent aux intérêts et aux droits du peuple et lui imposent, au nom de sa libération et de son indépendance, une mobilisation militaire et idéologique qui conduit à la répression de toutes les formes d'opposition?

Cette conception négative de la liberté et de la démocratie, telle que Isaiah Berlin et Karl Popper en particulier l'ont développée, est convaincante, car la grande affaire aujourd'hui est de libérer les individus et les groupes du contrôle étouffant que leur impose une élite dirigeante parlant au nom du peuple et de la nation. Personne, actuellement, ne peut plus défendre une conception anti-libérale de la démocratie et il ne fait plus aucun doute que les régimes qui se qualifièrent de «démocraties populaires» ont été des dictatures imposées à des peuples par des dirigeants politiques s'appuyant sur une armée étrangère. La démocratie se définit bien par le libre choix des dirigeants, et non pas par la nature «populaire» de la politique menée.

Mais une fois rappelées ces vérités, que les événements des dernières années ont transformées en évidences, une question s'impose: la liberté de choix politique, condition nécessaire de la démocratie, en est-elle la condition suffisante? La démocratie se réduit-elle à des procédures? Autrement dit, peut-on la définir indépendamment de ses fins, donc des rapports qu'elle établit entre les individus ou les catégories sociales? Au moment où s'écroulent tant de régimes autoritaires, nous devons nous interroger aussi sur le contenu de la démocratie, même si le plus urgent est de garder en vue que la démocratie ne peut exister là où la liberté de choix politique fait défaut.

Ni populaire, ni libérale

Les révolutions libèrent d'un ancien régime, elles ne créent pas la démocratie. Or nous sommes sortis aujourd'hui de l'ère des révolutions, car le monde n'est plus dominé par la tradition ou l'esprit religieux, et le mouvement a presque partout remplacé l'ordre. Nous souffrons plus des maladies de la modernité que de celles de la tradition. La libération du passé nous intéresse de moins en moins, mais la protection contre le pouvoir totalitaire croissant des nouveaux modernisateurs nous inquiète de plus en plus. C'est le totalitarisme modernisateur, et non plus le despotisme conservateur, qui produit désormais les pires catastrophes et détruit le plus radicalement les droits de l'homme.

Nous avons longtemps cru que les révolutions sociales et nationales étaient des conditions préalables à la naissance des nouvelles démocraties, qui ne seraient pas seulement politiques, mais encore sociales et culturelles. Cette idée est devenue inacceptable. La fin de notre siècle est dominée par l'écroulement de l'illusion révolutionnaire, aussi bien dans les pays du capitalisme tardif que dans les anciens territoires coloniaux.

Mais si les révolutions vont dans une direction à ce point opposée à celle de la démocratie, peut-on pour autant associer étroitement démocratie et libéralisme? Non. La démocratie est aussi éloignée du libéralisme que de la révolution. En réalité, ces deux types de régimes révolutionnaire et libéral ont un principe commun au-delà de tout ce qui les oppose: ils légitiment l'un et l'autre l'action politique par sa concordance avec une rationalité naturelle. Les révolutionnaires veulent libérer l'énergie sociale et nationale des entraves que lui imposent le profit capitaliste et la domination coloniale, et, de leur côté, les libéraux demandent la libre recherche rationnelle de l'intérêt et de la satisfaction des besoins. Le parallélisme va plus loin encore. Les régimes révolutionnaires soumettent le peuple aux décisions «scientifiques» des intellectuels d'avant-garde; les régimes libéraux le soumettent à la puissance des entrepreneurs et, plus largement, des classes «éclairées», qui seules sont capables de se conduire rationnellement, comme le pensait déjà Guizot au siècle dernier.

Une différence capitale sépare néanmoins ces deux types de régimes. La conception révolutionnaire conduit à installer un pouvoir central tout-puissant, contrôlant tous les aspects de la vie sociale, tandis que la conception libérale accélère la différenciation fonctionnelle des divers domaines de la vie sociale — politique, religion, économie, vie privée, art—, ce qui diminue les blocages et permet en particulier le développement des conflits sociaux et politiques, qui limitent vite le pouvoir des maîtres de l'économie.

Mais la faiblesse de la conception libérale est qu'en associant étroitement modernisation économique et libéralisme politique, elle réserve la démocratie aux nations les plus avancées, les plus riches et les plus instruites. Elitisme au niveau international qui rejoint l'élitisme social au plan national. Ce qui tend à donner un pouvoir immense à une élite dirigeante formée d'hommes adultes, bourgeois — Européens ou Américains — sur le reste du monde, c'est-àdire aussi bien sur les femmes, les enfants et les travailleurs de ces pays que sur les pays colonisés ou dépendants.

Le pouvoir de plus en plus étendu des centres du système économique mondial n'entraîne pas seulement une diffusion de l'esprit d'entreprise, de la consommation marchande et de la liberté politique. Il produit aussi une dualisation croissante de la population mondiale entre un secteur central et un secteur périphérique, qui n'est pas celui des dominés mais celui des exclus ou des marginaux, secteur d'où partent les capitaux, les ressources, les hommes, les idées, qui trouvent un meilleur emploi dans le secteur central.

Ainsi le système libéral ne se démocratise-t-il pas spontanément, et presque naturellement, par une certaine redistribution des richesses et un niveau de plus en plus élevé de participation sociale généralisée. Il fonctionne plutôt comme une machine à vapeur, grâce à une forte différence de potentiel entre un pôle chaud et un pôle froid. Si l'idée de lutte des classes, si souvent mise de côté aujourd'hui, ne s'applique plus guère aux sociétés post-révolutionnaires, elle vaut toujours pour désigner des aspects si fondamentaux de la société libérale que celle-ci ne peut pas être identifiée à la démocratie.

La social-démocratie à bout de souffle

Cette analyse semble contredite par le fait que les pays les plus capitalistes sont ceux où s'est développée la social-démocratie. Dans ces pays une redistribution des revenus importante s'est opérée, grâce à l'intervention d'un Etat qui prélève près de la moitié du revenu national et parfois, notamment en Scandinavie, davantage encore.

La force principale de l'idée social-démocrate vient du lien qu'elle a établi entre conflit social et démocratie, faisant du mouvement ouvrier l'agent principal de construction d'une démocratie à la fois sociale et politique. Ce qui démontre qu'il n'y a pas de démocratie sans adhésion du plus grand nombre aux principes centraux d'une société et d'une culture; mais pas de démocratie non plus sans conflits sociaux fondamentaux.

C'est la combinaison de ces deux principes qui définit la situation démocratique, l'opposant aussi bien à la situation révolutionnaire qu'à la situation libérale. Mais l'expression particulière que la social-démocratie a donnée de ces principes perd aujourd'hui de sa force. D'une part parce que les sociétés centrales sortent de la société industrielle pour entrer dans la société postindustrielle, ou dans une absence de modèle societal dominant; de l'autre, parce que l'on assiste en ce moment au triomphe du marché international et à l'affaiblissement des interventions de l'Etat, même en Europe.

Aussi la social-démocratie suédoise et la plupart des partis d'inspiration social-démocrate se demandent-ils avec inquiétude ce qui peut subsister des politiques construites au milieu du siècle. Dans certains pays, le syndicalisme a perdu une grande partie de sa force et même de ses adhérents: c'est le cas surtout de la France, des Etats-Unis et de l'Espagne, mais aussi celui de la Grande-Bretagne, sans mentionner les pays post-communistes où les syndicats avaient cessé depuis longtemps d'être une force sociale indépendante. Dans presque tous les pays, le syndicalisme, en sortant du monde ouvrier et industriel, se transforme en néocorporatisme, c'est-à-dire en défense d'intérêts professionnels particuliers à l'intérieur de l'appareil d'Etat, ce qui provoque, par contrecoup, le développement de grèves et d'organisations sauvages.

Nous en arrivons à l'interrogation la plus actuelle sur la démocratie: si elle suppose à la fois participation et conflit, mais si son expression social-démocrate est épuisée, quel est aujourd'hui le lieu de la démocratie? Quelle est la nature concrète de l'action démocratique, en quoi consiste le contenu «positif» de la démocratie? La réponse à cette question est commandée d'abord par le rejet de tout principe unique, de toute identification de la liberté humaine aussi bien à l'universalisme de la raison instrumentale, et donc de l'intérêt, qu'à la culture d'une communauté. La démocratie ne peut être ni seulement libérale, ni complètement populaire.

Par opposition à l'historicisme révolutionnaire et à l'utilitarisme libéral, la pensée démocratique, aujourd'hui, part de l'opposition ouverte et indépassable entre les deux faces des sociétés modernes. D'un côté, des changements permanents, et qui imposent la maximation des échanges, la circulation la plus intense possible de l'argent, du pouvoir et des informations. De l'autre, la résistance des sujets humains à la logique du marché et leur appel à une subjectivité se définissant à la fois comme volonté de liberté individuelle et comme appel à une tradition, à une mémoire collective. On peut appeler démocratique la société qui a la liberté de faire des arbitrages entre ces exigences opposées, — celles du marché économique et du sujet personnel et collectif, celles de l'argent et de l'identité.

La différence principale avec l'étape antérieure — celle de la société industrielle et de la social-démocratie —, est que les termes en présence sont bien plus éloignés que dans le passé. Il ne s'agit plus des employeurs et des salariés, associés dans des rapports sociaux de production, mais de la circulation des biens symboliques et de la subjectivité. 

Ces derniers termes semblent abstraits; ils ne le sont pas plus que ceux d'employeurs et de salariés. Ils correspondent à des expériences quotidiennes pour le plus grand nombre de ceux qui vivent dans les sociétés centrales et qui sont conscients de vivre dans une société de consommation, mais en même temps dans une société de subjectivation. Il faut reconnaître que l'opposition de ces deux orientations collectives et personnelles n'a pas encore trouvé en général d'expression politique organisée, mais n'a-t-il pas fallu presque un siècle pour que les catégories politiques héritées des révolutions anglaise et française soient débordées par les classes sociales propres à la société industrielle. C'est ce retard politique qui oblige si souvent à se contenter d'une définition négative de la démocratie.

L'arbitrage

La démocratie n'est donc ni seulement participative, ni uniquement libérale. Elle est avant tout arbitrale, ce qui suppose la reconnaissance d'un conflit central entre des orientations aussi opposées que l'investissement et la participation, ou encore entre la communication et la subjectivité. Cette conception, dont on voit bien comment elle s'adapte aux pays en voie de postindustrialisation les plus riches et ceux qui dominent le système mondial, s'applique-t-elle aussi au reste du monde, c'est-à-dire à la grande majorité de la planète?

Une réponse négative ôterait presque toute valeur au raisonnement qui vient d'être présenté. Mais il n'est pas difficile de voir qu'aujourd'hui,dans les pays dépendants, il s'agit avant tout d'arbitrer entre l'ouverture au marché mondial, indispensable parce qu'elle commande la compétitivité, et la défense d'une identité personnelle et collective qui ne soit pas réduite à un résidu ou à une construction idéologique arbitraire.

Prenons l'exemple des pays d'Amérique latine, dont la plupart appartiennent à la catégorie des pays intermédiaires. Ils luttent difficilement, mais souvent avec succès, pour récupérer d'abord, accroître ensuite, la part qui était la leur dans le commerce mondial. Ils participent à la culture de masse par leurs objets de consommation, leurs programmes de télévision, leurs techniques de production et leurs programmes d'éducation. Mais en même temps, ils réagissent contre une incorporation de plus en plus dépendante et mutilante au système économique, politique et culturel mondial. Ils cherchent à être à la fois universalistes et particularistes, modernes et fidèles à leur histoire et à leur culture.

Si la vie politique ne parvient pas à organiser l'arbitrage entre la modernité et l'identité, elle ne peut pas répondre à l'exigence première de la démocratie: être représentative. D'où une dissociation dangereuse entre des mouvements de base, généralement soucieux de défendre une communauté dans son être particulier, et des partis politiques qui ne sont que des coalitions formées pour accéder au pouvoir en soutenant un candidat.

Quelle est la différence principale entre les pays centraux et les pays périphériques? Dans les premiers, le sujet est défini surtout comme liberté personnelle, mais aussi comme un consommateur; dans les seconds, la défense de l'identité collective est plus importante, dans la mesure où s'exercent les pressions de l'étranger pour imposer un type ou un autre de révolution «blanche» — de modernisation forcée et à l'image de l'étranger.

Cette conception de la démocratie comme arbitrage entre des composantes opposées de la vie sociale ne se réduit pas à l'idée du gouvernement de la majorité. Elle implique avant tout la reconnaissance d'un élément par un autre, de chaque élément par les autres, et, donc, la conscience de ce qui unit ces éléments autant que de ce qui les oppose. C'est là ce qui oppose le plus clairement cette conception arbitrale à l'image populaire ou révolutionnaire de la démocratie, qui porte si souvent en elle un projet d'élimination des minorités ou des catégories opposées à ce qui est considéré comme le progrès.

Aujourd'hui, dans maintes parties du monde, le conflit semble ouvert entre une modernisation économique, qui bouleverse l'organisation sociale, et l'attachement à des croyances. Il ne peut pas exister de démocratie si modernisation et identité sont ainsi considérées comme contradictoires. La démocratie repose non pas seulement sur un équilibre ou un compromis entre les forces en présence, mais sur leur intégration partielle. Ceux pour qui le progrès suppose qu'on fasse table rase du passé et des traditions sont les adversaires de la démocratie, tout autant que ceux qui voient dans la modernisation une diabolique. Une société ne peut être démocratique que si elle reconnaît à la fois son unité et ses conflits internes.

De là vient l'importance centrale, dans une société démocratique, du droit et de l'idée de justice, définie comme le plus haut niveau possible de compatibilité entre les intérêts en présence. Le critère principal de la justice est le maximum de liberté possible pour le plus grand nombre d'acteurs possible. Le but d'une société démocratique est de combiner le plus de diversité possible avec la participation du plus grand nombre possible aux instruments et aux produits de l'activité collective.

Alain Touraine

Sociologue français, Alain Touraine était directeur d'études et directeur du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (CADIS) de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris). Entre autres ouvrages il a publié: La Parole et le sang, Politique et socialisme en Amérique latine (Odile Jacob, Paris 1 988) et Critique de la modernité (Fayard, Paris 1992).

 

Le Pari démocratique
Le Courrier de l'UNESCO
novembre 1992
0000092651
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