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Forest Whitaker : « L’émancipation est devenue l’élément central de ma vision pour l’avenir »

Cette année, la Palme d’or d’honneur du Festival de Cannes a été décernée à Forest Whitaker, Envoyé spécial de l’UNESCO pour la paix et la réconciliation, en reconnaissance de sa filmographie et son engagement humanitaire. À cette occasion, nous avons jeté un regard sur le passé et interrogé M. Whitaker au sujet de son activisme indéfectible et de son œuvre caritative au service de la communauté.
Forest Whitaker

Interview réalisée par Mila Ibrahimova

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous impliquer dans des projets éducatifs destinés aux jeunes issus des zones en proie à la violence ou aux conflits ?

J’ai toujours eu foi en l’éducation. Ayant grandi dans un quartier de Los Angeles envahi par les gangs, j’ai vu bon nombre de mes camarades se retrouver confrontés à un choix : s’engager dans les violentes guerres liées à la drogue, ou en devenir les victimes. J’ai échappé à ce destin grâce à mes parents. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui avaient une foi sans limites en l’éducation et m’ont permis de recevoir un enseignement dans un environnement différent. J’ai alors appris que les enfants et les jeunes ont besoin d’être entourés de personnes qui prennent soin d’eux et se battent pour leur éducation. La plupart du temps, il s’agit des parents, des tuteurs ou des voisins, mais il arrive parfois, et ce pour différentes raisons, que personne ne se soucie de la question de l’éducation. C’est souvent le cas dans les zones touchées par la violence et les conflits où les institutions manquent à leurs obligations. C’est probablement la raison pour laquelle mon travail humanitaire a débuté auprès d’anciens enfants soldats. Nombre d’entre eux, sans famille, ont perdu des années d’éducation en raison de la guerre, mais également en raison de l’exclusion sociale. J’ai compris qu’il était nécessaire de combler cette brèche éducative. Il s’agit d’une des motivations sur lesquelles repose la stratégie générale de mon organisation, The Whitaker Peace & Development Initiative (WPDI) [Initiative Whitaker pour la paix et le développement]. D’une part, nous assurons la formation des formateurs de jeunes leaders ambitieux de la communauté, qui en retour transmettront leur enseignement à d’autres jeunes vulnérables au sens large. D’autre part, nous ouvrons dans les zones reculées ou sous-développées des centres communautaires dédiés à l’apprentissage, dans lesquels les habitants ont accès à des ressources éducatives en ligne ainsi qu’à des cours en présentiel portant sur des sujets tels que la résolution de conflits, les technologies de l’information et de la communication (TIC) et l’entrepreneuriat social. Voilà comment je m’efforce de fournir à ces jeunes, issus de zones si sensibles, le soutien de personnes qui se préoccupent de leur éducation.

 J’ai eu la chance d’avoir des parents qui avaient une foi sans limites en l’éducation 

Forest Whitaker

En tant qu’Envoyé spécial de l’UNESCO pour la paix et la réconciliation l’une de vos priorités consiste à mettre l’accent sur l’éducation comme moyen de promouvoir la paix et la réconciliation entre et au sein des communautés. Avez-vous le sentiment que votre voix est entendue ?

En effet, j’ai le sentiment que ma voix — et celle d’autres défenseurs de l’éducation au service de la paix — est entendue. Mais la paix et la réconciliation ne sont pas des valeurs qui peuvent être promues par une poignée d’individus, ni même une grande organisation. Nous avons besoin de constituer un chœur plus important qui s’appuierait sur les voix de la société civile, et en premier lieu, sur les voix des centaines de milliers et des millions de citoyens. Tel est l’objectif de la WPDI. À titre d’exemple, l’année dernière nous avons lancé un programme en partenariat avec Education Above All foundation [la fondation pour l’éducation avant tout] afin de sensibiliser les élèves d’écoles sud-soudanaises et ougandaises à l’enseignement de la paix. Le but étant de leur inculquer des compétences en matière de résolution de conflits qu’ils pourront directement utiliser à l’école ou dans leur sphère privée. Nous voulons qu’ils s’imprègnent de la paix. La nouveauté de ce projet est que nous apprenons également à ces enfants et ces jeunes à mener des campagnes de défense de l’éducation et autres droits de l’homme. Nous avons espoir qu’ils deviennent les porte-voix de l’éducation au service de la paix au sein de leurs communautés. Si un tel projet était couronné de succès, je considérerais vraiment que nos voix sont amplifiées en faveur de la paix et de la réconciliation.

Qu’avez-vous appris de votre engagement pour la promotion de la paix et de la réconciliation ?

Mon travail en faveur de la paix de la réconciliation m’a montré qu’il s’agit de valeurs partagées universellement. Où que j’aille, je rencontre une multitude de personnes fidèles à ces valeurs. Cependant, j’ai également appris que bon nombre de conflits et de tensions naissent localement, mais bien souvent, les populations manquent de ressources et d’opportunités nécessaires pour les résoudre. C’est là tout l’intérêt des programmes que les équipes de WPDI et moi-même mettons en place. Par exemple, le programme que je viens de décrire fait partie d’un engagement à long terme visant à émanciper les enfants et les jeunes afin qu’ils disposent des outils nécessaires pour promouvoir la paix et la réconciliation à leur propre échelle, au sein de leur propre communauté.

 Il est important d’allier les efforts sur le terrain aux actions entreprises sur la scène internationale 

Forest Whitaker

Quelles ont été vos plus grandes réussites en matière de sensibilisation ?

Différents moments me viennent à l’esprit. Depuis des années, je travaille sur la question très délicate des enfants soldats, dont les implications sont complexes. Mais par moments, j’ai eu le sentiment qu’un progrès était possible. Je me suis rendu au Soudan du Sud en 2014 avec le Représentant spécial du Secrétariat général pour les enfants et les conflits armés et nous avons convaincu les groupes armés et les autorités nationales de démobiliser les enfants et d’aider à leur réinsertion dans la société. Il s’agissait d’un résultat très concret. En matière de plaidoyer, j’ai eu l’occasion de m’adresser au Conseil de sécurité à deux reprises, toujours au sujet de la question des enfants et des conflits armés. Ces expériences m’ont appris qu’il est important d’allier les efforts sur le terrain aux actions entreprises sur la scène internationale. À cet égard, je pense que ma plus grande réussite en matière de sensibilisation a été lorsque je suis parvenu à amener des jeunes issus des zones en proie à la violence et aux conflits et à prendre la parole directement sur la scène internationale, notamment aux Nations Unies et à l’UNESCO. Ces moments ont été particulièrement émouvants et profonds, car la paix est mieux défendue si les acteurs qui y travaillent à l’échelle mondiale — parfois de manière une peu abstraite — peuvent apprendre de ceux qui y travaillent concrètement sur le terrain.

Enfin, comment imaginez-vous l’avenir ?

Notre actualité est sans aucun doute marquée par différents risques et défis mondiaux, tels que le changement climatique, la perte de biodiversité ou la hausse des inégalités entre et au sein des pays. Je dois admettre que notre monde est loin d’être à l’abri des conflits. Il reste encore beaucoup de travail à accomplir du côté des gouvernements et des organisations comme l’UNESCO afin combattre le fléau que représente la guerre. L’incertitude qui plane est liée au fait qu’aucune institution humaine n’a été pensée pour relever de tels défis. À mon sens, il s’agit de l’un des messages à l’origine du programme des Objectifs de développement durable, adopté par les gouvernements aux Nations Unies qui reconnaît l’incapacité des gouvernements et des agences intergouvernementales à atteindre ces objectifs seuls. Nous pouvons espérer un avenir meilleur uniquement si la société civile et le secteur privé prennent part à ces objectifs. Ce que je retiens de mon travail au quotidien est qu’il est possible d’émanciper les citoyens afin qu’ils deviennent force de proposition. L’émancipation est devenue l’élément central de ma vision pour l’avenir : la population doit pouvoir être capable de rêver et de recevoir le soutien nécessaire à la réalisation de sa vision pour l’avenir.