Idée

NFT : la ruée vers l’art numérique

Dopée par plusieurs ventes records, la fièvre des « jetons non fongibles», ces certificats de propriété sécurisés et authentifiés qui permettent d'acquérir des œuvres d’art virtuelles, s’est emparée du marché de l’art. Apparus il y a quelques années seulement, les NFT [non fongible token en anglais] offrent certes de nouvelles possibilités de revenus aux artistes et incitent les musées à s’intéresser à l’art numérique. Mais s’agit-il d’une véritable révolution ou d’une bulle spéculative ?
NFTs

Catherine Hickley

Journaliste et auteure basée à Berlin

Avant mars 2021, rares sont ceux qui avaient entendu parler des blockchains ou de l’existence des jetons non fongibles, ou NFT. La vente aux enchères chez Christie’s du collage d’un artiste dénommé Beeple (de son vrai nom Mike Winkelmann) a changé la donne. Il faut dire que l’œuvre Everydays: The First 5,000 Days [Tous les jours : les 5 000 premiers jours] a été adjugée pour la somme époustouflante de 69 millions de dollars.

Cette vente a fait de Beeple, jusque-là inconnu du monde de l’art, l’un des artistes vivants les plus cotés. Elle a suscité les gros titres de la presse et déclenché sur les plateformes de NFT une frénésie spéculative.

Cette ruée vers l’or se poursuit malgré les krachs successifs qui ont affecté le marché des cryptomonnaies. Mais, quoi qu’il advienne, les NFT ont déjà infléchi le cours de l’histoire de l’art. De nombreux experts en art numérique voient dans le prix exorbitant de l’œuvre de Beeple – qui reste sans équivalent – la poursuite d’une évolution amorcée au milieu du siècle dernier.

Un tournant pour l’art numérique

« Nous avons tous été surpris des prix élevés des NFT, alors que nous n’aurions probablement pas dû l’être », reconnaît Alfred Weidinger, directeur de l’Oberösterreichische Landesmuseum de Linz, en Autriche. « L’art numérique n’est pas nouveau. Il a connu un développement continu, et cela fait même un certain temps que les NFT existent. »

L'un des musées supervisés par Weidinger, le Francisco Carolinum de Linz, célèbre le 95e anniversaire d’Herbert W. Franke, un des pionniers de l’art informatique, avec une exposition et la mise en vente de NFT au profit de sa fondation. Ce précurseur autrichien, également écrivain de science-fiction et physicien, a produit de l’art algorithmique abstrait sur ordinateur dès les années 1960.

Les NFT ne sont pas eux-mêmes des œuvres d’art. Il s’agit de jetons – ou un certificat – pourvus d’un code unique par un protocole blockchain, une technologie de stockage et de transmission de données qui se veut transparente, mais aussi sécurisée. Ethereum est le plus couramment utilisé. Un NFT peut être associé à n’importe quel type d’information : un acte de propriété, un billet de concert, un mème Internet, une photo de votre chat voire une publication sur les réseaux sociaux. Quelques jours après la vente de Beeple, le propriétaire d’une entreprise de cryptographie, Sina Estavi, a acheté 2,9 millions de dollars un NFT du premier tweet du directeur général de Twitter, Jack Dorsey (qu'il a tenté de revendre avec un gros profit un an plus tard, vainement : les offres n’ont pas dépassé 6 800 dollars).

Un objet unique à collectionner

C'est l’application des NFT au monde de l’art qui a suscité le plus d’intérêt. Du point de vue de l’artiste, la tokenisation est un moyen de transformer une œuvre d’art numérique, autrement reproductible à l’infini, en un objet unique qui peut donc être vendu et collectionné. Elle ouvre un univers de possibilités nouvelles aux artistes travaillant dans le domaine numérique.



 

La tokenisation est un moyen de transformer une œuvre d’art numérique en un objet unique

« Les NFT sont un outil fabuleux pour un artiste », affirme Dirk Boll, président européen de la maison d’enchères Christie's Europe et Moyen-Orient. Il compare l’avènement de la technologie NFT à celui du matériel de soufflage de verre à usage domestique dans les années 1960 : « Il y a eu une formidable libération de créativité dans l’art du verre, souligne-t-il. C’est un moment comparable que vit l’art numérique. »

Considéré comme le tout premier NFT, Quantum, réalisé en 2014 par l’artiste américain Kevin McCoy, était le fruit d’une collaboration entre l’ingénieur Anil Dash et Rhizome, une organisation affiliée au New Museum de New York. Parmi les premières œuvres de collection figure CryptoPunks, une série de 10 000 personnages pixélisés créés en 2017 par Matt Hall et John Watkinson.

Des artistes numériques reconnus comme Refik Anadol, Kevin Abosch ou Nancy Baker Cahill ont adopté la technologie NFT. Avec sa Rocket Factory inspirée de la conquête spatiale, l’artiste américain Tom Sachs invite les collectionneurs à acquérir le NFT d’une partie de sa fusée numérique. La fusée physique sera lancée simultanément, et si elle est récupérée, le ou la propriétaire du NFT en recevra également des fragments réels.

Nouveaux publics

Les NFT ont ouvert le monde de l’art à de nouveaux publics. La génération de natifs du numérique qui les achète a un profil démographique différent de celui des habitués des ventes aux enchères et des galeries. Beaucoup pénètrent dans l’univers des NFT via les jeux informatiques et les cryptomonnaies, d’où la valeur folle attribuée à l’œuvre de Beeple, un artiste formé à l’animation et au graphisme, qui fait souvent la satire du monde de la tech et parsème son art de références à la culture Internet populaire.

Largement alimenté, selon Dirk Boll, « par des gens qui ne savent que faire de leurs deniers cryptographiques », le marché des NFT n'est pas de tout repos. Comme le note Marc Spiegler, le directeur mondial d’Art Basel, la Foire internationale d’art contemporain qui se réunit chaque année à Bâle (Suisse), dans sa préface au rapport sur le marché de l’art 2022 de cet événement, il est « radicalement plus spéculatif » que le marché analogique. La croissance exceptionnelle en valeur observée en 2021 a été « portée par les échanges à court terme », note-t-il, ajoutant qu'« en moyenne, les NFT d’art sont revendus un peu plus d’un mois après leur achat ».

Le marché des NFT est radicalement plus spéculatif que le marché analogique

Marc Spiegler, le directeur mondial d’Art Basel

Selon les données du site web nonfungible.com, la valeur marchande totale des NFT approchait 18 milliards de dollars en 2021, dont 2,6 milliards concernaient le domaine artistique. Au premier trimestre de cette année, le volume des transactions a légèrement fléchi. Le marché a connu son véritable test en mai 2022, lorsque plus de 300 milliards de dollars ont été anéantis en trois jours à la suite d’un effondrement des cryptomonnaies.

Moment de vérité

Pour Dirk Boll, cela pourrait aussi amener le marché à mûrir : « Il y aura un moment de vérité », a-t-il déclaré quelques jours avant le krach. « Les gens comprendront qu'il y a parmi les NFT un petit nombre d’œuvres d’art intéressantes et quantité d’autres qui ne le sont pas. »

Christie’s et Sotheby’s ont rapidement pénétré le marché du NFT. Quelques galeries ont suivi : en août de l’année dernière, la König Galerie de Berlin a ainsi lancé MISA, qu’elle décrit comme « la première plateforme NFT du monde de l’art ».

Mais les obstacles ne manquent pas pour les acteurs du marché conventionnel, qui ont une obligation de vigilance. Contrairement au propriétaire d’une œuvre d’art physique, celui d’un NFT ne la possède pas : le NFT se trouve sur une plateforme numérique sur laquelle il ou elle n’a aucun contrôle. Que se passe-t-il si la plateforme fait faillite ? Bien que le législateur s’efforce de rattraper la technologie, ce marché reste très risqué.

L’un des principaux inconvénients est l’empreinte carbone des NFT : l’impact des émissions causées par une vente de NFT sur la blockchain Ethereum équivaudrait à celui d’un mois de consommation d’électricité par un habitant de l’Union européenne. L’apparition d’une technologie plus durable est toutefois en bonne voie et certaines blockchains sont déjà moins énergivores. Les défenseurs des NFT soulignent par ailleurs que le marché de l’art traditionnel n’est pas plus respectueux de l’environnement, compte tenu des déplacements aériens vers les salons, expositions et biennales du monde entier, et des transferts d’œuvres d’un continent à l’autre.

Les musées suivent la tendance

Les musées ont également sauté dans le train des NFT et vendu des jetons d’œuvres classiques pour compenser leurs pertes financières dues aux fermetures imposées par la pandémie de Covid-19. Les Offices à Florence ont ainsi vendu l’année dernière un NFT du Tondo Doni de Michel-Ange pour 140 000 euros. Mais ce n’est pas vendre de l’art, souligne Weidinger, qui compare ces jetons à des « aimants de frigidaire ».

Dirk Boll les décrit également comme de ruineux gadgets de boutique de musée : « Les musées profitent d’une fenêtre qui va se fermer, parce que les gens vont comprendre que ce n’est pas vraiment intéressant, estime-t-il. Ils battent le fer tant qu’il est chaud. »

Une fenêtre est peut-être déjà en train de se clore. Cette année, le jour de la Saint-Valentin, le Belvédère de Vienne a proposé 10 000 NFT contenant des fragments du Baiser de Gustav Klimt. Selon la presse locale, moins du quart avait trouvé acquéreur au début du mois de mai. Ceux qui se négocient sur le marché secondaire ont un prix inférieur au prix initial de 1 850 euros.

Peu de musées ont ajouté des NFT d’art numérique à leurs collections, poursuit Weidinger. Son musée est le seul en Autriche à en avoir acquis. Une autre exception notable est le ZKM (Centre des arts et des médias) de Karlsruhe, qui a acheté des NFT en 2017, quatre ans avant la vente Beeple, et leur consacre actuellement une exposition intitulée « CryptoArt: It’s Not About Money » (« CryptoArt : ce n’est pas une question d’argent »).

C’est pourtant l’argent qui a sensibilisé le grand public aux NFT. Pour Weidinger, la vente Beeple a réveillé les esprits, incitant finalement les musées à « rattraper leur retard et se convertir à l’art numérique ».