Idée

Tsinari, vestige du passé ottoman de Thessalonique

Sur les hauteurs de la ville grecque se trouve l’un des derniers cafés de style ottoman. Si l’intérieur est resté quasi inchangé, le temps est loin où le cafetier était aussi barbier et parfois dentiste. Les femmes ont désormais leur place au Tsinari et les touristes affluent pour se photographier devant la devanture de ce lieu qui fait partie du patrimoine de la ville.
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par Méropi Anastassiadou

La vie de tous les jours de la Thessalonique ottomane (1430-1912) a laissé peu de traces concrètes. Situé sur les hauteurs de la ville, à l’angle des rues Klious et Alexandras Papadopoulou, le café Tsinari est l’un des rares témoins encore en activité de ce qu’y fut le quotidien de l’époque.

Son premier tenancier, en 1885, était un Turc musulman, appelé Köse (l’Imberbe). Le café de Köse était une construction carrée légère, aux façades entièrement vitrées. Ses deux hautes verrières s’ouvraient d’un côté sur une terrasse ombragée et surélevée, naturellement créée par la pente du sol, et de l’autre sur la voie publique. En hiver, un grand poêle à bois en fonte grise, placé au milieu de la pièce, distribuait une chaleur envoûtante. Juste en face, de l’autre côté de la rue, une vieille fontaine, datant, disait-on, du sultan Murad II (1404-1451), le conquérant de Thessalonique, était un point de rencontre des habitants du quartier, assurant à Köse non seulement son approvisionnement en eau mais aussi une partie de sa clientèle.

Reste à localiser les platanes dont le café ainsi que l’ensemble du quartier tirent leur nom. Tsinari est en effet la forme grecque du mot turc çınar qui signifie platane. Mais on ne trouve aucun platane à proximité, ni sur les photos du début du XXe siècle, ni de nos jours. Quelques arbres couvrent de leur ombre le petit carrefour au bord duquel le café est blotti. Mais ce ne sont plus des platanes. Ceux-ci ont probablement existé il y a bien longtemps, en ordre dispersé, et ont marqué durablement la toponymie de l’espace.

Cafetier et barbier

À l’époque de Köse, la plupart des habitants du secteur étaient musulmans. Certains étaient fonctionnaires et travaillaient à la préfecture, à quelques dizaines de mètres de là. Même dans ces milieux instruits, le livre et les journaux peinaient encore à entrer dans les foyers. Et si les larges façades vitrées étaient là pour faciliter le contact, individuel ou collectif, avec l’écrit, associant ainsi la fonction de salon de lecture à celle de café ? En cette fin du XIXe siècle, stimulée par une presse abondante, la mode des kıraathane (salon de lecture) battait son plein. L’hypothèse paraît d’autant plus plausible que le café est un espace polyvalent. Le cafetier est souvent aussi barbier et il arrive que le barbier s’improvise dentiste. Le tabac et ses nuages font également partie du décor et accompagnent le breuvage, comme l’affirme un vieil adage grec selon lequel « café sans cigarette, c’est câlin sans baiser ». Au Tsinari, ce n’était pas le patron, paraît-il, qui s’occupait des clients désireux de se faire tailler la barbe ou couper les cheveux, mais un certain Ismail dont l’attirail occupait un coin de la pièce.

À l’époque ottomane, le Tsinari n’accueillait que des hommes

Au moins jusqu’à la fin de l’époque ottomane, un établissement de quartier comme le Tsinari n’accueillait que des hommes. Il est difficile de dire avec certitude quand les femmes ont commencé à se mêler à sa clientèle. Celles-ci avaient inventé, dans l’espace domestique, leurs propres formes de sociabilité. Les séances de lecture dans le marc de café se déroulaient à la maison, entre femmes, et avaient autant de succès que le narguilé ou les parties de trictrac des hommes.

Mezzés, raki et musique

À partir des années 1920, la topographie sociale du quartier se modifie radicalement. Dans le cadre de l’échange de populations entre la Grèce et la Türkiye (1923), les musulmans s’en vont. La ville haute est aussitôt investie par les réfugiés grecs orthodoxes d’Anatolie qui arrivent en masse. Les maisons spacieuses, souvent entourées de grands jardins, cèdent la place à des habitations de fortune où s’entassent plusieurs familles. Avec l’extrême dénuement s’y incruste aussi cette amertume mêlée de nostalgie, chronique et transgénérationnelle, qu’a provoquée le déracinement.

Le Tsinari change de propriétaire. Selon les témoignages disponibles, le nouveau patron est un Smyrniote qui, à côté du café, propose des mezzés et du raki, une boisson alcoolisée traditionnelle aromatisée à l’anis. Sur sa terrasse, il accueille aussi des musiciens et des meetings politiques. Le temps où le Tsinari était un havre de paix, invitant à la détente et à la méditation, est révolu. Frappée par une profonde crise économique, la Grèce de l’entre-deux-guerres a besoin d’exprimer son malaise et de se reconstruire. Comme bien d’autres cafés de l’époque, le Tsinari accompagne ce processus en se faisant l’écho du bouillonnement lié à l’instabilité politique.

Comme bien d’autres cafés des années 1920, le Tsinari se fait l’écho du bouillonnement lié à l’instabilité politique

Après les années 1920, le profil du secteur n’a plus fondamentalement évolué. Les réfugiés d’Asie Mineure y sont restés pour beaucoup pendant plusieurs décennies. Les immigrés économiques de l’ex-Union soviétique ont pris leur place dans les années 1990. La pauvreté devenue endémique a laissé ses marques sur la langue locale. Dans l’argot salonicien des années 1970, tsinari est celui dont l’effort de « bien » s’habiller aboutit à un festival de mauvais goût. Bien que désuet, l’équivalent le plus proche en français pourrait être « fagoté comme l’as de pique ».

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Le décor du Tsinari n’a pas beaucoup changé depuis son ouverture en 1885

Temps immobile

Aujourd’hui, le Tsinari se présente comme la synthèse de ses cent trente-sept ans d’activité. Le café y est toujours servi, mais on y propose aussi des petits plats et des boissons alcoolisées. Parmi sa clientèle, on trouve beaucoup de jeunes et de femmes. La famille qui le dirige depuis 1990 est consciente de l’importance de l’établissement pour le patrimoine de la ville. Ni la structure ni ses usages ne peuvent plus être modifiés. Tous les ans, le patron réinstalle le grand poêle à bois, éloigné pendant les mois d’été. Les murs sont encombrés de photos défraîchies et d’objets qui donnent à voir, et à imaginer, l’histoire du lieu.

En face du café, la fontaine ne coule plus, mais les chats du quartier posent pour des promeneurs qui photographient l’édifice, son fronton emprunté à quelque monument romano-byzantin, ses briques ottomanes et son bassin ébréché, recouvert d’une inscription en caractères grecs. Si on faisait abstraction des voitures qui tournent ici vers la ville haute, on se croirait à la terrasse du café de Köse, cent trente ans en arrière. C’est peut-être cette illusion du temps immobile que viennent goûter les touristes turcs qui visitent Thessalonique. Le coin a conservé un parfum de ville ottomane. Le café Tsinari en est sans doute le vestige le plus authentique.

Méropi Anastassiadou

Professeure d’histoire contemporaine à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) de Paris.

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