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Avec le changement climatique, la menace de nouveaux conflits

Les effets du changement climatique sur le paysage physique mondial modifient la donne géopolitique et déstabilisent des régions vulnérables comme la Corne de l'Afrique. Il peut entamer la capacité des pays à se gouverner eux-mêmes et générer des conflits insoupçonnés. Contrairement à d'autres facteurs de risques sécuritaires internationaux, le changement climatique peut être modélisé avec un degré de certitude relativement élevé. Mais entre prédire et se préparer, il reste un grand pas à franchir.

Par Caitlin E. Werrell et Francesco Femia

Le rythme actuel du changement climatique – hausse du niveau de la mer, recul de la banquise arctique, fonte des glaciers, extrême variabilité des précipitations, fréquence et intensité accrues des tempêtes – confronte les sociétés humaines à des scénarios inédits. Ces dynamiques auront un impact sur les ressources, notamment l'eau et les denrées alimentaires, dont dépendent la survie, la sécurité et la prospérité des populations et des pays – ainsi que sur l'ordre mondial bâti sur ces derniers. On constate déjà une aggravation de la fragilité des États et des problèmes sécuritaires dans plusieurs régions clés – conflits au Moyen-Orient et en Afrique, tensions dans les zones de pêche en mer de Chine méridionale, sans compter le nouveau champ de bataille politique et économique de l'océan Arctique, désormais libéré des glaces.

Alors qu’il remodèle le paysage physique du monde, le changement climatique modifie aussi son paysage géopolitique. En cas d'incapacité des gouvernements à atténuer cet effet, les risques de conflit et d'instabilité vont augmenter et devenir plus difficiles à contrôler. De nombreuses régions sont concernées, mais, du fait de la combinaison de fragilités structurelles et d'une forte exposition aux risques de changement climatique, la Corne de l'Afrique est particulièrement vulnérable, faisant craindre plus qu'ailleurs la survenue des conflits et de l'instabilité dans la péninsule.

Un fragile épicentre

Avec le temps, l’impact du changement climatique sur les ressources naturelles – qui s'ajoute aux pressions démographiques, économiques et politiques existantes – peut entamer la capacité d'un pays à se gouverner lui-même. Laquelle comprend la capacité à répondre aux besoins de ses citoyens en ressources de base – telles que les denrées alimentaires, l'eau, l'énergie ou l'emploi –, ce que l'on appelle sa « légitimité produite ». Or cette menace sur la légitimité produite d'un État peut le fragiliser, susciter des conflits internes, voire aboutir à son effondrement. Ainsi considéré, le changement climatique peut constituer un grave défi pour la stabilité et la légitimité des États de la Corne de l'Afrique, région déjà en butte à d'innombrables difficultés avant que ne surviennent celles posées par le changement climatique.

Ces défis ont été récemment confirmés par le Conseil de sécurité des Nations Unies dans une Déclaration de son Président en janvier 2018 : « Le Conseil de sécurité a conscience des effets néfastes des changements climatiques et écologiques, entre autres facteurs, sur la stabilité de l'Afrique de l'Ouest et de la région [du Sahel], et notamment de la sécheresse, la désertification, la dégradation des sols et l'insécurité alimentaire, et souligne que face à ces facteurs, il importe que les gouvernements et les organismes des Nations Unies adoptent des stratégies appropriées d'évaluation et de gestion des risques. »

Selon l'Indice des États fragiles du Fonds pour la paix, c'est dans la Corne de l'Afrique qu'on trouve quelques-uns des États les plus vulnérables de la planète : Somalie, Éthiopie, Érythrée, Kenya, Soudan et Soudan du Sud. On y relève aussi plusieurs indices flagrants d'un lien entre changement climatique et conflits – à savoir, des affrontements entre communautés agricoles et pastorales, provoqués par les sécheresses et la variabilité des ressources en eau, elles-mêmes exacerbées par la situation climatique actuelle.

Ainsi, un épisode de sécheresse extrême et prolongée, comme en a connu la Somalie en 2011 sous l'effet du changement climatique, peut ajouter un stress supplémentaire, dans une situation déjà tendue de rareté des ressources. Ces pressions peuvent accroître les tensions et les conflits entre communautés, et contribuer à inciter les populations à l'exode – avec des répercussions sur les prix du bétail et d'autres biens. Cela pourrait aggraver la malnutrition, les épidémies et l’insécurité alimentaire (pour plus de détails : American Journal of Agricultural Economics, vol. 96, n° 4, 1er juillet 2014, pp. 1157-1182).

Les tensions locales générées par les problèmes d'accès aux ressources alimentaires et aquatiques peuvent se répercuter dans les pays voisins, où les populations iront chercher les denrées et la sécurité qui leur manquent – ce qui accroît la pression sur les ressources de ces pays, et pourrait amplifier plus encore les tensions. En diminuant l'accès à l'eau, par exemple, le changement climatique ne constitue pas la cause directe des conflits, mais il multiplie les tensions autour des ressources naturelles, faisant augmenter les risques de conflit. Sans une amélioration de la gouvernance et de la gestion des ressources naturelles, ces scénarios vont de développer de plus en plus dans le futur.

Le paysage géopolitique redessiné

De récentes études, combinées à différents modèles et projections, indiquent avec une précision croissante que le changement des conditions climatiques peut menacer la sécurité d'un pays – si rien n'est fait pour en atténuer les effets – et augmenter la probabilité des conflits. Du reste, de nombreuses recherches ont souligné les liens entre changement climatique, variabilité croissante des précipitations et conflits. Plusieurs autres scénarios montrent comment l'imbrication des effets du climat et de la situation sécuritaire aboutissent à la formation d'un nouveau paysage géopolitique :

‣ Élévation du niveau de la mer et villes côtières

L'urbanisation progresse rapidement dans la Corne de l'Afrique, y compris sur le littoral. Des villes côtières en pleine expansion comme Mogadiscio (Somalie), Djibouti ou Mombasa (Kenya) sont vulnérables à la hausse du niveau marin. La mer pourrait inonder des infrastructures urbaines cruciales, contaminer les ressources en eau douce par l'irruption d'eau salée et réduire les surfaces arables, poussant des populations entières à l'exil. 

‣ Voies maritimes redoutables

Le golfe d'Aden est un passage maritime crucial longeant la Corne de l'Afrique. Le changement climatique réduisant encore les maigres débouchés économiques de la région, on peut s'attendre à une augmentation des actes de piraterie le long des côtes. Les recherches ont révélé qu'il existe un recoupement significatif entre les pays possédant une forte incidence des attaques de pirates (au large des côtes somaliennes et érythréennes) et ceux victimes de la vulnérabilité climatique la plus élevée d'Afrique. Cela dresse un tableau inquiétant de la façon dont la superposition des risques peut prolonger la défaillance des États de la Corne. 

‣ Ressources halieutiques et sécurité alimentaire

L'acidification et le réchauffement des océans contribuent à la migration et à l'épuisement des stocks halieutiques dans le monde, notamment le long des côtes de la Corne de l'Afrique – même si l'absence de suivi suffisant empêche d'en apprécier l'ampleur. La modification de la chimie et des températures océaniques peut accroître la probabilité des tensions entre pays et acteurs sous-nationaux de la Corne partageant le même littoral – ce qui inclut une probabilité accrue de conflit liés à l'activité de pêche, quand les flottes opèrent dans des eaux limitrophes ou se disputent des stocks décroissants dans les eaux internationales.

‣ Migrations

Les épisodes de sécheresse, couplés à d'autres facteurs, augmentent déjà l'incitation à la migration, en Afrique comme ailleurs. Ceux qui n'ont pas les moyens de partir risquent aussi d'être « piégés », ou de ne pas pouvoir migrer vers des lieux plus sûrs. La probabilité d'une baisse des précipitations et d'une augmentation des événements météorologiques extrêmes dans la Corne risque fort d'accélérer et d'amplifier les mouvements migratoires. Selon Robert McLeman, de l'université Wilfrid Laurier (Canada), « les États aujourd'hui politiquement fragiles seront très probablement les futurs épicentres d'épisodes de violences et de migrations forcées liés au climat » (Epicenters of Climate and Security, juin 2017). De fait, sur les 20 pays les plus fragiles, 12 sont situés au Moyen-Orient, en Asie du Sud et en Afrique, où l'on s'attend à ce que le changement climatique intensifie fortement le niveau de rareté de l'eau. Cinq d'entre eux ‒ Érythrée, Kenya, Somalie, Soudan et Soudan du Sud ‒ se trouvent dans la Corne.

‣ Militarisation de l'eau

La modification de la disponibilité des ressources en eau ‒ raréfaction, problèmes d'accès ‒ sous l'effet du changement climatique a également permis aux États et aux acteurs non étatiques d'utiliser l'eau comme une arme. Selon une étude récente de Marcus King, de l'université George Washington (États-Unis), la Somalie est particulièrement exposée à cette conjonction entre climat, conflit et militarisation des ressources aquatiques (Epicenters of Climate and Security, juin 2017). Les sécheresses régionales subies par la Somalie en 2011 ont été associées au changement climatique. À cet instant, constate Marcus King, le groupe djihadiste fondamentaliste « Al-Chabab a changé sa tactique de guérilla et commencé à couper les vannes des villes libérées pour faire au moins acte de pouvoir et de présence. Le changement climatique, la pénurie alimentaire et la poursuite du conflit avec la militarisation de l'eau ont été lourds de conséquences pour les populations : la difficulté d'accès de l'aide humanitaire à cause des actions d'Al-Chabab s'est soldée par plus de 250 000 morts et des centaines de milliers de déplacés. »

Une lueur d'espoir

Si les sécheresses et les événements météorologiques extrêmes ne sont pas nouveaux dans la région, la vitesse du changement et la réduction du temps de récupération entre deux événements accentueront les pressions sur des gouvernements déjà pris à la gorge. Le risque d'instabilité étatique et de conflits durables augmente d'autant. Il reste néanmoins une petite lueur d'espoir : le changement climatique, contrairement à d'autres facteurs de risques sécuritaires internationaux, peut être modélisé avec un degré de certitude relativement élevé.

Malgré le caractère très incertain des prévisions à l'échelon local, les projections des modèles climatiques donnent une idée précise de ce que l'avenir nous réserve, permettant aux gouvernements et aux sociétés d'élaborer des plans. Toutefois, l’amélioration de notre capacité prédictive n'équivaut pas à une préparation. La combinaison de « risques sans précédent » et d’une « prévisibilité sans précédent » nous pousse vers une « Obligation d'adaptation » (rapport présenté au Conseil de sécurité des Nations Unies, décembre 2017). La responsabilité incombe aux institutions sous-nationales, nationales et intergouvernementales de renforcer la résilience climatique au niveau régional de la Corne de l'Afrique. Dans le cas contraire, la stabilité de cette région, et du reste du monde, se verrait grandement compromise.

Caitlin E. Werrell et Francesco Femia

Caitlin E. Werrell et Francesco Femia sont les co-fondateurs et présidents du Center for Climate and Security. Ce centre d'études politiques non partisan basé à Washington DC, qui réunit une équipe et un conseil consultatif d'éminents experts sécuritaires et militaires, est la seule institution à se consacrer exclusivement à l'analyse des risques sécuritaires induits par le changement climatique.

 

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UNESCO
avril-juin 2018
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