Idée

Douglas Rushkoff : « Lire reste une expérience unique pour un enfant »

L’immersion dans un récit est très différente selon qu’on est plongé dans un livre ou qu’on fait défiler le texte sur un écran, explique Douglas Rushkoff, théoricien américain des médias et père de notions telles que « médias viraux » et screenager.
Bibliothèque de Bezons, dans la banlieue parisienne.

Propos recueillis par Anuliina Savolainen
UNESCO

Dans votre livre Playing the Future: What We Can Learn From Digital Kids (Jouer avec l’avenir : ce que les enfants du numérique ont à nous apprendre), paru en 1996, vous développez le concept de screenager, formé à partir de screen (écran) et de teenager (adolescent). De quelle manière les écrans ont-ils façonné les nouvelles générations ?

Ceux qui lisent ces lignes sont presque tous des screenagers. Lorsque j’étais enfant, la télévision à tube cathodique était comme un troisième parent en Amérique, car nos véritables parents travaillaient ou étaient occupés. On rentrait à la maison, on s’asseyait devant cette « tétine de verre » et on s’y abreuvait. Mais lorsque j’ai inventé ce terme, je voulais parler des personnes qui ont été élevées dans un environnement interactif, pour qui taper ou déplacer des choses à l’écran est naturel. Pour moi, l’apogée du screenager a été atteint au milieu des années 2000, lorsque je suis entré dans un magasin d’électroménager avec tous ces téléviseurs à écran large et que j’ai vu un enfant de trois à quatre ans s’approcher d’un écran pour essayer d’en faire défiler le contenu affiché.

Alors que les écrans font aujourd’hui partie de la vie des enfants dès leur plus jeune âge, le succès de la littérature jeunesse ne se dément pas. Comment l’expliquez-vous ?

C’est un signe encourageant. Lire un livre crée un espace mental différent ; c’est une expérience unique pour beaucoup d’enfants, qui respirent différemment lorsqu’ils lisent. Selon le théoricien canadien de la communication Marshall McLuhan, les médias interactifs ne créent pas le même type d’immersion. Le livre est un « média chaud », qui fournit une information riche et n’appelle pas une intervention du récepteur, tandis que les médias interactifs sont froids au sens où le message n’est pas complet et peut être complété par le récepteur.

Aux États-Unis, les espaces publics pour les jeunes sont quasiment inexistants. Les librairies sont devenues des lieux où les enfants peuvent jouer et s’amuser avec les livres comme avec des jouets. Les professionnels de l’édition sont doués pour le marketing : des livres à toucher aux romans illustrés, des mangas aux livres de Barbie, il y en a pour tous les goûts et tous les âges.

La technologie numérique n’a pas supplanté le livre. Un livre a toujours un auteur, et la lecture consiste à abandonner son autonomie au profit de l’auteur pour qu’il vous raconte une histoire. Cette forme narrative s’appuie sur une certaine linéarité. Avec un livre, vous êtes toujours sur les terres d’Aristote, où un personnage fait des choix et où le lecteur vit ces choix par procuration comme étant inévitables. C’est à la fois une bascule vers un autre monde et une identification.

Chaque environnement médiatique offre des possibilités de développement si on l’utilise de manière appropriée

Je dirais que chaque environnement médiatique offre des possibilités de nourriture intellectuelle et de développement positif si on l’utilise de manière appropriée. Pour cela, il est nécessaire de comprendre les particularités de chaque média. Les livres sont parfaits pour la narration linéaire. Les médias interactifs peuvent aider les gens à développer leur capacité d’agir et d’envisager d’autres mondes. Les réseaux sociaux sont parfaits, utilisés dans un cadre limité, pour créer des communautés.

De nombreux adolescents se tournent vers les livres après les avoir découverts sur les réseaux sociaux ou grâce à une série. Quelle est la valeur ajoutée d’un livre ?

Il faut six heures pour lire l’équivalent écrit d’une heure de la série Game of Thrones. Alors, pourquoi continuer à lire le livre ? Il est intéressant qu’ils continuent d’éprouver le besoin de le faire : le livre peut être un point d’entrée dans la « fanfiction », récits proposés par les fans à partir d'une fiction préexistante. Il fonctionne alors comme une extension de la série, un moyen d’ouvrir d’autres perspectives sur l’histoire et les personnages.

La fanfiction est pour moi un peu une extension de la promesse originelle de la créativité interactive. Certains des best-sellers actuels ont d’abord été mis en ligne sous forme de fanfiction et la série des romans Harry Potter de J. K. Rowling a inspiré d’innombrables œuvres de fanfiction. Il s’agit là d’univers interactifs. Dans le domaine des jeux de rôle fantastiques, les livres de Donjons et Dragons liés au jeu relèvent du même phénomène.

Voyez-vous une différence entre la lecture d’un livre sur papier et sur un écran ?

Oui, et je pense que les enfants s’en rendent compte également. Les livres participent à notre orientation dans les trois dimensions. Un enfant qui va à la librairie, qui se dirige vers un endroit précis du magasin pour voir et toucher les livres dont il se souvient, tout cela constitue une expérience très différente de celle d’un simple défilement conditionné par un algorithme.

Lire un livre constitue une expérience très différente de celle d’un simple défilement

On peut comparer cela à la possession d’un disque vinyle par rapport à l’utilisation d’un service de diffusion de musique en ligne. Quand la première face de l’album est terminée, on retourne le disque vinyle pour passer au début de la seconde. De la même manière, un livre vous oriente dans l’espace. On mémorise les choses différemment.

De nombreuses personnes écoutent également des livres audio, ce qui me semble être une meilleure utilisation de la technologie numérique que la lecture à l’écran. Un livre audio peut également créer une plus grande immersion : on ferme les yeux et on a l’impression d’y être.

Les concepteurs d’interfaces et d’expériences utilisateur font des progrès pour créer une impression d’espace dans les expériences en ligne. Le métavers est censé servir à cela : un endroit où les gens créent un monde, et plutôt que de créer un tunnel infini, ils créeraient un lieu, un quartier.

Les parents doivent-ils être préoccupés par les effets des écrans sur leurs enfants ?

Tous les outils technologiques que manipulent les enfants devraient concerner les parents. Ils devraient s’inquiéter lorsqu’ils abandonnent huit heures du temps de conscience de leurs enfants à des entreprises de réseaux sociaux. Nous constatons que les jeunes sont déprimés et anxieux, et pourtant les grandes entreprises technologiques ne font pas grand-chose pour y remédier, ce qui est inquiétant.

Je pense que nous devrions considérer chaque nouveau média qui entre dans leur vie de la même manière que nous le ferions pour un nouvel animal domestique. Il s’agit de comprendre ce que l’on favorise lorsque l’on donne un nouvel outil à un enfant, et la manière dont on l’accompagne dans l’utilisation de ce média. Ce ne sont pas les écrans eux-mêmes qui sont en cause, mais ceux qui les contrôlent et tout ce qui est proposé aux enfants en fonction des orientations de la plateforme.

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