Idée

« Il faut sanctionner les pilleurs mais aussi les acquéreurs »

Le trafic d’antiquités en provenance de zones de guerre du Moyen-Orient n’a cessé de prendre de l’ampleur au cours des vingt dernières années. Si la condamnation de ce trafic fait consensus à l’échelle internationale, il reste dans les faits difficile à combattre. Pour enrayer ce fléau, il faut notamment alourdir les sanctions visant les acquéreurs, explique Amr Al-Azm, archéologue et professeur d’histoire et d’anthropologie du Moyen-Orient à l’université de Shawnee State en Ohio, aux États-Unis.

Propos recueillis par Laetitia Kaci

UNESCO

Dans quelle mesure les musées et les sites archéologiques situés dans des zones de conflit sont-ils exposés au pillage ?

Lors d’un conflit armé, l’État perd le contrôle de certaines parties de son territoire. Ses institutions sont affaiblies et il n’est plus en mesure de protéger sa population et ses terres. Les sites archéologiques et les musées se trouvent eux aussi privés de protection, ce qui ouvre la voie à des vols ou des fouilles illégales. Bien souvent, le pillage est le fait de simples civils qui trouvent dans ce commerce un moyen de subsistance. Les groupes terroristes, qui ne représentent qu’une partie des trafiquants, profitent également de la situation.

Les réseaux de trafiquants d’objets d’art existent en réalité depuis longtemps. Au Moyen-Orient, ils étaient à l’œuvre bien avant que la région ne soit frappée par des décennies de conflit. Les pilleurs étaient souvent de connivence avec des fonctionnaires ou des militaires corrompus. L’évolution du paysage géopolitique n’a pas affecté les réseaux en eux-mêmes mais leurs interlocuteurs. Les trafiquants se sont adaptés en collaborant avec les nouveaux groupes aux commandes, en l’occurrence des groupes terroristes dans certaines régions.

Pourquoi les groupes terroristes armés s’en prennent-ils au patrimoine culturel ? Est-ce uniquement pour financer leurs activités ?

Le trafic d’œuvres d’art est en effet une source de financement, au même titre que le trafic de ressources naturelles, l’extorsion de taxes illégales aux populations civiles. Mais ce n’est pas l’unique raison qui les motive.

Les groupes terroristes ont conscience de l’importance du patrimoine. Les attaques des sites sont souvent intentionnelles et visent à causer un maximum de dégâts, qu’ils soient matériels ou moraux. Les déstabilisations politiques constituent de fait une véritable menace pour l’identité culturelle des pays. Ainsi, lorsque l’État islamique a attaqué et détruit des monuments majeurs comme le temple de Bêl à Palmyre et les collections du musée de Mossoul en Iraq, il s’agissait d’une entreprise délibérée de propagande en vue de faire la preuve de son impunité – et d’exposer l’impuissance des autorités locales autant que celle de la communauté internationale.

Les sites culturels deviennent aussi des emplacements stratégiques pour les groupes terroristes armés. Ils savent que la renommée de certains sites et l’importance du patrimoine culturel pour la communauté internationale les protègent des bombardements. En 2015 par exemple, lorsque le site de Palmyre a été assiégé par Daech, aucun État membre de la coalition n’aurait pris le risque de lancer des frappes aériennes contre ce site inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

En 2015, face à l’essor de ce trafic dans la région, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté à l’unanimité la résolution 2199, qui interdit le commerce des biens culturels en provenance de zones de conflit. Pourtant, les objets en provenance de pays en guerre continuent d’affluer sur le marché de l’art. Comment expliquer ce phénomène ?

Dans la majorité des pays où le marché de l’art est légalement encadré, la destruction et le vol d’œuvres d’art sont poursuivis pénalement. Mais il en va autrement pour la possession de biens culturels volés.

Aujourd’hui, une maison de ventes aux enchères, un musée ou un collectionneur accusé de posséder un objet en provenance d’une zone de guerre peut certes faire l’objet de poursuites. Mais la suite donnée à l’affaire dépendra de la juridiction civile du pays de l’acquéreur. La sanction la plus lourde encourue, si l’institution ou l’antiquaire est reconnu coupable, est la restitution de la pièce acquise. L’œuvre est alors rendue et l’institution réprimandée, mais la condamnation s’arrêtera là. Des dizaines de milliers d’objets d’art circulent aujourd’hui illégalement dans le monde. Pour un acquéreur ou un vendeur, la perspective de devoir en restituer un de temps en temps est un risque raisonnable.

Même si la résolution 2199 a été votée, les instruments légaux ne suivent pas dans ces pays où le commerce d’art est autorisé. Pour que les choses changent, il faut une réelle volonté des pays pour traduire les responsables devant des juridictions pénales. Les sanctions doivent être plus lourdes afin d’être réellement dissuasives.

Les mentalités doivent aussi évoluer. L’année dernière par exemple, la maison Christie’s a mis aux enchères un buste de Toutankhamon. Il ne semblait faire aucun doute que la sculpture avait été dérobée à l’Égypte. L’affaire a fait grand bruit. En réalité, la question n’était pas de savoir si cette pièce avait été volée mais quand. C’est-à-dire si elle avait été extraite avant ou après la Convention de l’UNESCO de 1970 interdisant l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, et donc si elle était arrivée sur le marché de l’art légalement. Personne ne semblait s’inquiéter du vol de l’objet en lui-même, un acte pourtant condamnable en droit pénal.

Tant que des changements de fond ne s’opéreront pas dans notre société, des objets illégalement acquis, qu’ils viennent de pays en guerre ou d’ailleurs, continueront d’alimenter le marché de l’art.

Quelle est la part de responsabilité des maisons de vente aux enchères, des musées et des collectionneurs ?

C’est simple : sans demande il n’y aurait pas d’offre. Sur le terrain se trouvent les pilleurs qui alimentent le réseau. C’est l’offre. De l’autre côté, les acquéreurs. C’est la demande. En ne s’attaquant qu’à l’offre, les autorités ne se confrontent qu’à une partie du problème. Il est absolument nécessaire que de nouvelles stratégies soient mises en place par les gouvernements.

Une maison de vente aux enchères reconnue coupable de vendre une antiquité pillée dans un pays en guerre devrait être poursuivie pour crime en vertu des lois sur le terrorisme. Il faut condamner l’offre mais aussi la demande, les pilleurs et les acquéreurs.

Peut-on faire un parallèle avec le trafic d’armes ou de drogues qui sévit également dans la région ?

Les fouilles clandestines constituent le point de départ du trafic d’objets d’art et d’antiquités. Il faut ensuite faire sortir le butin du site, le vendre, lui faire traverser les frontières jusqu’à son acheminement sur le marché de l’art, où il sera de nouveau vendu pour terminer son circuit dans une salle d’exposition ou une collection privée.

Tout ce processus implique de nombreux acteurs. C’est un vaste réseau bien implanté qui n’est pas sans rappeler ceux des trafiquants d’armes ou de drogues.

Le trafic d’objets pillés en zone de guerre, désigné par certains comme les antiquités de sang – un terme qui ne me semble pas très approprié –, n’est qu’une branche parmi d’autres de l’activité de ces réseaux illégaux. Le trafic d’antiquités va généralement de pair avec le trafic d’armes. Il n’est pas rare pour les forces de l’ordre de retrouver armes et antiquités lors d’une même saisie.

Tous ces réseaux sont dans les faits étroitement liés, en grande partie parce que ces trafics sont très lucratifs. Ce qui les différencie, c’est la peine encourue. Une personne appréhendée avec un kilo d’héroïne ira en prison. Si la même personne se fait arrêter avec une œuvre d’art volée, elle se contentera de la rendre.

Peut-on entrevoir un jour la fin de ce trafic ?

De nombreux pays agissent au niveau national. Au Moyen-Orient par exemple, le commerce d’antiquités est aujourd’hui interdit dans la grande majorité des pays. De ce fait, si une statue en provenance de Libye par exemple atterrit sur le marché de l’art, on peut être certain qu’elle a été acquise illégalement.

Au niveau international, des organisations apportent leur aide aux forces de l’ordre nationales pour démanteler les trafics. L’UNESCO met par exemple à disposition une base de données sur les législations nationales du patrimoine culturel. L’ICOM possède une liste rouge de biens culturels à risque et INTERPOL met régulièrement à jour sa base de données sur les œuvres d’art volées

Mais des efforts devraient être consentis au niveau local. Les communautés sont trop souvent mises de côté par les grandes institutions, qui ont tendance à travailler directement au niveau gouvernemental dans cette lutte contre le trafic illicite.

Or, dans les régions où les guerres font rage, où les institutions gouvernementales sont défaillantes, ce sont les communautés, les acteurs de terrain ou les ONG locales qui sont en première ligne.

En janvier 2018, deux missiles ont frappé le musée de Ma’arrat al-Numan en Syrie, endommageant gravement la structure du bâtiment. Grâce à l’aide de la communauté locale, notamment celle du directeur du musée, une équipe d’experts dont je faisais partie a pu se rendre sur place pour constater les dégâts et fournir une première aide. Le rapport a été par la suite directement transmis à l’UNESCO, qui a alors fourni une assistance financière et une expertise permettant au bâtiment de ne pas s’effondrer. Cette coopération a permis de sauver le musée et d’empêcher la disparition de l’une des plus belles collections de mosaïques romaines et byzantines en Syrie.

Il est nécessaire de repenser notre manière de travailler. La collaboration des différents acteurs au niveau international, national et local est indispensable si l’on veut enrayer ce trafic vieux de plusieurs milliers d’années.

Trafic illicite des biens culturels, 50 ans de lutte
UNESCO
octobre-décembre 2020
UNESCO
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