Idée

L’Inde au défi du pillage

Confronté à un engouement mondial pour ses antiquités, le pays a adopté des lois strictes pour juguler l’exportation illicite de son patrimoine archéologique et culturel. Mais la mise en œuvre de ces lois reste un défi majeur en raison de la pauvreté qui alimente le pillage et de l’insuffisance du personnel de surveillance des sites.

Par Samayita Banerjee

Niché près de Berachampa, un petit village du Bengale-Occidental, à une trentaine de kilomètres de Kolkata, Chandraketugarh est l’un sites urbains côtiers anciens les plus importants des débuts de l’histoire de l’Inde orientale.

Mais il ne subsiste aujourd’hui aucune trace de la grandeur passée de ce site datant du IIe siècle avant J.-C. Exemple flagrant de négligence institutionnelle, de l’insuffisance de la recherche et de la défaillance des mesures de conservation, Chandraketugarh est aujourd’hui emblématique de tous les maux qui minent le patrimoine archéologique indien. De nombreuses œuvres d’art pillées sur le site ont été dispersées dans le monde entier et trônent désormais dans les plus grands musées et collections privées.

Des mécanismes visant à protéger ce riche patrimoine existent pourtant. Ainsi, la loi de 1972 sur les antiquités et trésors artistiques, Antiquities and Art Treasures Act, 1972 (modifiée en 1976), interdit l’exportation de tout objet archéologique et impose une vigilance plus stricte en matière de propriété individuelle. Tous les objets et sites archéologiques sont désormais la propriété de l’État. Les efforts se sont également concentrés sur la récupération des antiquités indiennes volées.

Quelques années seulement après l’entrée en vigueur de cette loi, près de 3 000 vols d’antiquités ont été signalés entre 1977 et 1979. Selon une estimation de l’UNESCO, plus de 50 000 objets d’art sont sortis illégalement d’Inde jusqu’en 1989. Mais les autorités s’accordent à dire qu’un chiffrage exact est impossible.

Un pillage ancien

En réalité, le pillage des antiquités en Inde n’est pas un phénomène récent. S’il est aujourd’hui motivé par l’appât du gain, il était autrefois perçu comme un acte légitime par les dirigeants coloniaux du sous-continent après leur victoire sur la population locale.

La création de l’Archaeological Survey of India (ASI) – fondée sous domination britannique en 1861 et aujourd’hui rattaché au ministère de la Culture – visait à protéger le patrimoine culturel de la nation, à entretenir les monuments anciens, ainsi qu’à promouvoir la recherche et à surveiller les sites archéologiques.

L’ASI est aujourd’hui responsable de la protection et de la préservation de 3 650 monuments de différentes périodes allant de la préhistoire à la période coloniale. L’application des lois reste un défi majeur, notamment en raison de l’insuffisance du personnel chargé d’assurer la sauvegarde des monuments et des sites historiques.

Des vols de trésors indiens perpétrés avec une audace inouïe ont eu lieu dans des temples et des sites archéologiques. Plus d’une centaine de sculptures érotiques de pierre ont été volées entre 1965 et 1970 dans les temples de Khajuraho (construits par la dynastie Chandela entre 950 et 1050, et inscrits sur la Liste du patrimoine mondial en 1986), dans le Madhya Pradesh. Même les musées, qui devraient être étroitement surveillés, ne sont pas épargnés. En 1968, 125 pièces de joaillerie antiques et 32 pièces d’or rares ont disparu du Musée national de New Delhi.

Découvertes accidentelles

La plupart des œuvres d’art de contrebande sont vendues en Occident, et de nombreuses pièces finissent dans des musées. Souvent assortis de faux documents, les objets sont principalement expédiés par voie maritime afin d’éviter la détection plus rigoureuse mise en œuvre dans les aéroports.

De nombreux sites restent à la merci des antiquaires et des collectionneurs locaux, archéologues autoproclamés. Il existe ainsi des dizaines de ces sites au sein et aux alentours des Sundarbans, la plus grande forêt de mangroves au monde, dans le sud-est du Bengale-Occidental. Si un grand nombre d’entre eux ont été détruits par les mouvements incessants des rivières enchevêtrées et erratiques de la région, beaucoup ont également été fouillés par le Département archéologique d’État et le Cercle oriental de l’ASI.

Mais dans les zones centrales des Sundarbans, ce sont les pêcheurs et les habitants qui découvrent le plus grand nombre d’objets archéologiques. Ces découvertes accidentelles tombent ensuite entre les mains des marchands d’antiquités ou finissent dans le meilleur des cas chez les antiquaires et dans les musées locaux. En cause : la faible fréquence des ventes aux enchères publiques, des inventaires trop irréguliers des musées et la méconnaissance de la valeur marchande des objets pour ceux qui les trouvent.

L’éducation au patrimoine

Il est illégal de se procurer des antiquités auprès d’un marchand non vérifié ou non agréé. Mais dans un pays comme l’Inde, la plupart de ces objets sont découverts par des agriculteurs ou des ouvriers du bâtiment qui vendent ces objets à des intermédiaires, organisés en réseau clandestin, pour une somme dérisoire avant que ces derniers ne les vendent au plus offrant. La sévérité des lois devient contre-productive.

Mais plus que la loi ou les règlements, ce qui importe, c’est de transmettre à la population locale, à l’école notamment, des connaissances historiques. Car, au bout du compte, pourquoi les gens protégeraient-ils un lieu dont ils ignorent tout ? Il faudrait aussi que les découvreurs d’objets d’art soient davantage sensibilisés à leur valeur économique et historique, et qu’ils sachent qu’ils peuvent être mieux rémunérés par les autorités publiques. La pauvreté reste en effet un problème fondamental qui sous-tend le pillage du patrimoine.

Outre l’intégration de l’archéologie et de la conservation du patrimoine dans l’enseignement, il peut être utile d’impliquer les politiciens locaux des panchayats et des conseils de district pour resserrer la surveillance en s’efforçant de contrôler les trafiquants qui ont à l’heure actuelle un accès sans entrave aux sites historiques. En ce qui concerne les départements d’État et les musées, il est urgent de s’atteler à l’inventaire de leurs collections et découvertes.

L’expansion du marché des objets d’art indiens et asiatiques est aussi due à la relation dichotomique entre les pays riches, les « demandeurs », et les pays pauvres, les « sources ». Mais l’offre des pays dits pauvres peut être limitée par des initiatives qui doivent être prises immédiatement, faute de quoi le riche patrimoine ancien de l’Inde pourrait bientôt cesser d’être accessible à ses propres habitants.

Samayita Banerjee

Chercheuse spécialisée en archéologie, patrimoine et conservation à l’université d’Ashoka, en Inde ; elle a reçu la bourse de l’UNESCO Sahapedia en 2018.

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octobre-décembre 2020
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