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Une approche confucéenne des droits de l'homme

« L'homme doit s'acquitter de ses devoirs envers les autres plutôt que de revendiquer ses droits, tel est le fondement moral des relations sociales et politiques en Chine. La notion d'obligations mutuelles constitue l'enseignement essentiel du confucianisme ». Telle est la réflexion que propose le philosophe chinois Lo Chung-Shu (1903-1985), dans sa réponse à l’enquête de l’UNESCO sur les fondements philosophiques des droits de l'homme, intitulée « Les droits humains dans la tradition chinoise », qu’il a envoyée le 1er juin 1947.

Lo Chung-Shu

Avant d'examiner les principes généraux des droits de l'homme, je ferai observer que les penseurs chinois de jadis ne se sont guère préoccupés de la question, du moins de la même façon qu'en Occident. On chercherait en vain une déclaration des droits de l'homme dans l'œuvre des philosophes et dans les constitutions politiques de ce pays avant l'introduction en Chine de la notion occidentale de droit. En fait, les premiers traducteurs des œuvres de philosophie politique occidentale eurent quelque peine à trouver un équivalent chinois du mot « droits ». L'expression actuellement employée se résume en un mot : quanli et signifie littéralement « pouvoir et intérêt » ; à ma connaissance, elle est due à un auteur japonais qui l'employa pour la première fois en 1868 dans un ouvrage sur le droit public occidental. Par la suite, elle fut adoptée par les écrivains chinois.

Il n'en faut pas conclure, bien entendu, que les Chinois n'ont jamais revendiqué les droits fondamentaux de l'homme ni joui de ces droits. En réalité, la notion de droit de l'homme est apparue en Chine de très bonne heure et le droit du peuple à se révolter contre un souverain tyrannique a été reconnu très tôt.

Le mot « révolution », loin d'être considéré comme un terme dangereux, demeure inséparable d'un idéal élevé. Il a été utilisé constamment pour caractériser le droit du peuple à renverser ses mauvais souverains ; la volonté du peuple s'identifie même à la volonté céleste. Le Livre de l'Histoire, vieil ouvrage classique chinois, proclame : « Le Ciel voit ce que le peuple voit ; le ciel entend ce que le peuple entend. Le ciel est plein de compassion pour le peuple. Ce que le peuple désire, le ciel le lui donnera. »

Le souverain doit se préoccuper des intérêts de son peuple : c'est pour lui un devoir envers le ciel. En aimant son peuple, il se conforme à la volonté céleste. Le même livre déclare : « le Ciel aime le peuple et le souverain doit obéir au Ciel ».

Si le souverain ne règne plus pour le bonheur de ses sujets, ceux-ci ont le droit de se révolter et de le détrôner. Lorsque l'empereur Jie (1818-1766 avant J.-C.), le dernier empereur de la dynastie Xia (2205-1766 avant J.-C.), se montra cruel et tyrannique, Tang fit une révolution et renversa la dynastie Xia, estimant que son devoir était de répondre à l'appel du ciel, c'est-à-dire de se conformer exactement à la volonté du peuple en renversant le mauvais souverain et en fondant une nouvelle dynastie, celle des Shang (1766-1122 avant J.-C.).

Lorsque le dernier empereur de la dynastie Tsou (1154-1122 avant J.-C.) devint un tyran et par son iniquité surpassa même Jie, le dernier empereur de la dynastie précédente, il fut exécuté, au cours d'une révolution conduite par King Wu (1122 avant J.-C.), fondateur de la dynastie Zhou, qui devait se maintenir plus de 800 ans (1122-296 avant J.-C.). [...]

L'histoire de la Chine montre que ce droit de révolte s'est exercé à maintes reprises puisque cette histoire ne fait qu'enregistrer l'avènement et la chute de dynasties successives. Mencius (372-289 avant J.-C.), un des grands disciples de Confucius, a proclamé que le gouvernement doit se conformer à la volonté du peuple. « Le peuple est le premier en importance, l'État est d'une importance moindre, le souverain est d'une importance minime », disait-il.

Obligations mutuelles

L'homme doit s'acquitter de ses devoirs envers les autres plutôt que de revendiquer ses droits, tel est le fondement moral des relations sociales et politiques en Chine. La notion d'obligations mutuelles constitue l'enseignement essentiel du confucianisme. Pour Confucius et ses disciples, les relations sociales fondamentales sont les suivantes : de souverain à sujet ; de parents à enfants ; de mari à femme ; de frère aîné à frère cadet ; et d'ami à ami.

Plutôt que de revendiquer des droits, la morale chinoise prêche une attitude de compréhension à l'égard du prochain ; chacun doit reconnaître aux autres les mêmes désirs et, par suite, les mêmes droits qu'à soi-même. S'acquitter des obligations mutuelles, c'est aussi s'abstenir de porter atteinte aux droits individuels des autres. En ce qui concerne les relations entre l'individu et l'État, le code moral est ainsi conçu : « Le peuple est le fondement de la nation ; lorsque ce fondement est solide, la nation est en paix ».

Autrefois, seule la classe dirigeante ou ceux qui étaient appelés à en faire partie recevaient une éducation classique. On n'enseignait pas au peuple à revendiquer lui-même ses droits, mais on apprenait constamment aux membres présents ou éventuels de la classe dirigeante que veiller aux intérêts du peuple était le premier devoir du gouvernement. On apprenait aux souverains et aux fonctionnaires à se considérer comme les parents ou les gardiens du peuple et à le protéger comme leur propre enfant. S'il n'était pas toujours appliqué dans la pratique, ce principe n'en demeurait pas moins le fondement de la politique chinoise. La faiblesse de cette doctrine réside dans le fait que le bonheur du peuple est entre les mains de la classe dirigeante qui a tendance à manquer à ses devoirs et à exploiter le peuple. C'est ce qui explique les fréquentes révolutions de l'histoire chinoise. [...]

Artiste: Gu Wenda

Lo Chung-Shu

Professeur à l’université de la Chine de l’Ouest, à Chengdu (province de Sichuan), Lo Chung-Shu (1903-1985) fut aussi consultant pour l’UNESCO.

Droits de l'homme : retour vers le futur
UNESCO
octobre-décembre 2018
UNESCO
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