Idée

Venera Toktorova, itinéraire d’une migrante kirghize

Arrivée il y a 13 ans à Moscou, Venera Toktorova a d’abord connu le sort des immigrés kirghizes, cumulant les emplois pénibles et peu rémunérés. Elle est aujourd’hui à la tête de deux restaurants et a fondé Manas, le seul cinéma kirghize de la ville.

Nazigul Jusupova

Journaliste kirghize basée à Moscou (Fédération de Russie)

Dans l’effervescence d’un café moscovite baigné de musique orientale, le Sulaiman-Too, dans l’est de la ville, une femme surveille avec autorité le va-et-vient des serveurs du fond de la salle, tout en gardant un œil sur son téléphone portable. Robe claire et cheveux sagement attachés, Venera Toktorova, la propriétaire des lieux, a 40 ans.

Il y a 13 ans, après son divorce, elle a quitté la petite ville d'Och, au Kirghizistan, pour venir s’installer dans la capitale russe avec sa fille de trois ans. Elle est alors sans ressources et n’a nulle part où aller, mais rien n’entame la détermination de celle qui, petite, vendait des chewing-gums et des cigarettes au bazar local après l’école pour aider sa famille.

Diplômée d’économie, elle aurait pu devenir enseignante dans son pays. « J’imagine à quel point la vie aurait été difficile, avec un salaire couvrant à peine les dépenses de base », explique-t-elle. Le salaire moyen au Kirghizistan est d'environ 200 dollars par mois, le plus bas parmi les pays de la région. En 2019, on comptait en Russie plus d'un million de migrants venus du Kirghizistan.

À son arrivée à Moscou, elle connaît le parcours classique des immigrés venus de ce pays d’Asie centrale. « À cette époque, ils étaient généralement employés comme agents d’entretien et vivaient dans des sous-sols », se souvient Venera, qui a elle-même occupé une cave avec sa fille. D’abord concierge dans un immeuble cossu, elle cumule ensuite les emplois de femme de ménage pour financer la scolarité de sa fille, et fait le choix de refuser des places mieux rémunérées qui l’auraient obligée à confier son enfant à une nourrice. « C'était important pour moi de la voir grandir », souligne-t-elle.

La puissance des rêves

Au prix d’un travail acharné, elle parvient à économiser assez d’argent en un an pour acheter un petit appartement dans sa ville natale d'Och. « Je me levais à l’aube pour aller faire le ménage chez un premier employeur, puis j’accompagnais ma fille à l’école et retournais travailler. Ensuite, je revenais chercher ma fille et quand elle était couchée, j’allais lessiver le sol chez un autre employeur. J’étais comme un hamster dans sa roue », se souvient-elle.

Dure à la tâche, Venera est également portée par un rêve : celui d’une vie plus confortable dans laquelle elle posséderait un lieu à elle. « Aujourd’hui, j'ai mon propre appartement à Moscou et je possède un grand écran de télévision. C’est la preuve que les rêves peuvent se réaliser ! » assure Venera, qui ne s'est jamais remariée.

Au fil des ans, la perspective d’un retour au pays s’est éloignée. Le désir de garantir à sa fille une éducation de qualité et sa propre réussite ont conduit Venera à différer sans cesse ce retour. « Tant de fois, je suis partie en me disant que je ne retournerais plus à Moscou, mais j’y suis chaque fois revenue », admet-elle.

Il faut dire qu’elle a fait du chemin depuis son arrivée. Devenue une entrepreneure accomplie, elle est désormais copropriétaire de deux restaurants. Installée pour de bon dans la capitale russe, elle n’a pas pour autant coupé les ponts avec son pays d’origine.

Il y a trois ans, avec plusieurs partenaires, elle a ouvert le seul cinéma kirghize de Moscou. Le manque d'expérience et des erreurs de gestion ont rapidement eu raison de cette initiative. Les quelques mois d’existence du cinéma Manas, du nom d’une célèbre épopée kirghize, ont toutefois suffi à créer un besoin auprès de ses compatriotes qui ont activement milité pour sa réouverture.

Manas est aujourd’hui l'un des principaux lieux culturels kirghizes de la ville. Les ressortissants de ce pays d'Asie centrale y viennent autant pour se divertir que pour soigner leur mal du pays. Beaucoup l’avouent à Venera : ils prennent plus de plaisir à regarder des films kirghizes à l’étranger que chez eux. En partant, ils la remercient toujours de leur avoir offert la possibilité de voir un film dans leur langue et dans le décor de leur enfance.

Le cinéma Manas est aujourd’hui l'un des principaux lieux culturels kirghizes de Moscou

Renaissance du cinéma kirghize

Depuis quelques années, le cinéma kirghize a trouvé une nouvelle vitalité. Le septième art local a connu son apogée dans les années 1970. C'est l'époque du « miracle kirghize ». De jeunes réalisateurs adaptent sur grand écran des œuvres de l’écrivain Tchinguiz Aïtmatov. Mais au lendemain de l'indépendance du Kirghizistan, la production cinématographique, privée de subventions, traverse un passage à vide. Aujourd’hui, une nouvelle génération de cinéastes a émergé et porté à l’écran des projets commerciaux qui ont su trouver leur public. De sorte que les films kirghizes ont réussi à se tailler une place à côté des productions étrangères.

En 2018, à l’occasion du 90e anniversaire de la naissance de Tchinguiz Aïtmatov, l'ambassade du Kirghizistan en Russie a offert au cinéma une collection de films adaptés de ses œuvres. Pendant une année entière, Manas a donc pu programmer gratuitement des films kirghizes de « l'âge d'or ». « C'était un cadeau magnifique ! » se réjouit Venera qui admet qu’elle a découvert sur le tard la richesse du cinéma kirghize.

Treize ans après son départ, elle se verrait bien prolonger quelques années encore sa vie moscovite. « Ici, j’ai dû travailler dur et surmonter des difficultés, mais je me suis épanouie dans cette nouvelle vie. J’ai appris à penser différemment et je suis devenue plus forte. » Elle n’a pourtant jamais renoncé à l’espoir de retourner un jour vivre dans son pays natal. « Quels que soient notre degré d’instruction et notre niveau de réussite, nous les migrants gardons toujours le sentiment intime d’être d’ailleurs. »

In Moscow, I’ve had to work hard, but I’ve blossomed in this new life

Histoires de MIGRATIONS
UNESCO
octobre-décembre 2021
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