Idée

Tiago Rodrigues : « Le théâtre est le lieu par excellence d’invention de la mémoire collective »

Comédien et metteur en scène portugais, Tiago Rodrigues est aussi l’auteur de pièces très remarquées dans lesquelles il célèbre la puissance des mots et questionne la notion de mémoire, brouillant les frontières entre récit intime et histoire collective, fiction et réalité. Il a été nommé en 2023 directeur du Festival d’Avignon (France), la plus importante manifestation de théâtre et de spectacle vivant au monde.
Tiago Rodrigues

Propos recueillis par Agnès Bardon
UNESCO

 

Votre rencontre avec le théâtre remonte à l’adolescence. Dans quelles circonstances a-t-elle eu lieu ?

J’ai découvert le théâtre alors que je ne le cherchais pas. J’ai grandi à Amadora, une ville de la banlieue de Lisbonne, et je n'étais pas spécialement amateur de théâtre. J’avais 14 ans quand un professeur de sociologie, qui ne faisait pas partie de mes enseignants, m’a repéré pendant une pause. Me voyant seul, en train de lire, il s’est approché et m’a incité à assister à un cours de théâtre qui avait lieu tous les samedis matin. Comme je n’étais pas inscrit, je ne pensais pas que ce serait possible mais il a insisté.

Le samedi suivant, j’y suis allé. La rencontre avec les autres élèves du cours et le plaisir de travailler les textes m’ont convaincu de rester. Mais jamais à l’époque je n’aurais imaginé en faire ma profession. C’est à la fin du lycée que, un peu en dilettante et après une année de césure, j’ai passé le concours de l’École supérieure de théâtre de Lisbonne. Je n’ai pas été pris. Je suis arrivé premier de la liste des recalés. Une autre étudiante, recalée elle aussi, a contesté son classement. L’école lui a donné raison et l’a intégrée, mais comme elle était arrivée en troisième position, il fallait admettre aussi les deux candidats qui se trouvaient avant elle. C’est comme ça qu’avec un autre étudiant, Nuno Lopes, qui est devenu un comédien célèbre au Portugal, nous avons finalement été admis. C’est donc une succession de hasards qui m’ont fait entrer dans le monde du théâtre.

Le hasard n’explique pas tout. Le désir de faire du théâtre a également été moteur dans votre parcours.

Oui, mais ce désir a pris différentes formes. Je n’ai pas terminé mes études à l’école de théâtre suite à ma rencontre avec une compagnie belge d’Anvers qui était pour la première fois en tournée au Portugal. J’ai participé à des ateliers avec ces artistes et je les ai suivis, un peu comme l’enfant du village qui s’échappe avec le cirque. Cette troupe m’a ouvert sur d’autres esthétiques, d’autres artistes et a élargi mes horizons.

Lorsque je conçois un spectacle, je l’imagine d’emblée comme une forme qui pourra être traduite

Très jeune, j’ai compris en effet que mon rapport au théâtre était aussi un rapport au monde, et à un continent : l’Europe. D’ailleurs, lorsque je conçois un spectacle, je l’imagine d’emblée comme une forme qui pourra être traduite. Le public imaginaire à qui je m’adresse n’est jamais seulement portugais ; dans mon esprit, le théâtre est associé à l’idée de nomadisme. C’est une vision peut-être un peu romantique mais j’aime constituer une famille autour d’un projet, une famille éphémère certes mais qui voyage en racontant des histoires et en collectant des récits qui viennent nourrir les futurs projets. Pour moi, créer un spectacle, c’est faire ses valises et prendre la route.

La pièce By Heart, qui a connu un immense succès, s’inspire d’un épisode biographique : votre grand-mère, qui était en train de perdre la vue, vous a demandé de choisir un livre dans sa bibliothèque afin qu’elle puisse l’apprendre par cœur. Comment cette expérience intime est-elle devenue une pièce ?

By Heart part en effet de l’intime, du lien qui m’unissait à cette grand-mère qui m’a donné le goût de la littérature et de la lecture. Lorsqu’elle m’a demandé de choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par cœur, j’ai su le jour même, je m’en souviens très bien, que c’était le début d’une pièce. C’est peut-être le texte dans lequel je m’expose le plus à titre personnel mais c’est aussi celui où je m’aventure le plus dans le labyrinthe de la fiction. J’essaie de relier des fils invisibles entre des auteurs comme Boris Pasternak, prix Nobel de littérature, et ma grand-mère, cuisinière dans un petit village du nord-est du Portugal. C’est aussi une pièce d’imagination et d’évocation parce que j’invite dix spectatrices et spectateurs à monter sur scène pour apprendre un sonnet de Shakespeare, le livre que j’ai finalement choisi pour ma grand-mère. C’est une manière de rendre palpable le phénomène de transmission qu’opère le théâtre.

By Heart est une sorte de passeport artistique pour moi. C’est un spectacle qui touche, de la façon la plus essentielle, à tous les sujets qui me tiennent à cœur. Il joue sur le rapport entre la réalité et la fiction, entre le récit intime et l’histoire collective. C’est aussi une pièce sur la puissance des mots. Mes spectacles ne cherchent pas à tendre un miroir au monde mais à créer des fictions ancrées dans la réalité.

Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui un risque d’effacement de la mémoire collective ?

Je pense que le risque existe que nous ne soyons plus capables de produire de la mémoire collectivement. Et là, je tiens à faire la différence entre archives et mémoire, c’est-à-dire entre les faits et le geste qui consiste à s’en souvenir et à produire des valeurs à partir de cette mémoire. Pour moi, la mémoire, ce n’est pas savoir qu’un massacre de Juifs s’est produit pendant l’Inquisition portugaise au XVIe siècle. C’est une capacité à partager la connaissance de cet événement et à produire de la pensée à partir de cette connaissance.

Dans ce sens-là, je pense que se reposer sur l’idée d’une disponibilité infinie et permanente de l’information présente un risque pour la mémoire collective. Au théâtre, ce risque n’existe pas parce qu’on est toujours en dialogue avec les morts, selon une formule du poète et dramaturge allemand Heiner Müller. Lorsque je monte une pièce du dramaturge russe Anton Tchekhov, comme La Cerisaie, je travaille avec lui. Le fait que le spectacle se déroule devant des spectateurs présents physiquement, ce qui est la condition d’existence du théâtre, fait que dès la première minute on est en train d’inventer de la mémoire collective.

L’idée d’une disponibilité infinie et permanente de l’information présente un risque pour la mémoire collective

Dans mes spectacles, il y a toujours un dialogue avec des faits antérieurs, qu’ils soient intimes ou historiques, ou avec une œuvre passée, que ce soient les tragédies grecques ou des pièces de Shakespeare. Quand j’ai écrit ma version d’Antoine et Cléopâtre, je ne cherchais évidemment pas à faire mieux que Shakespeare mais à dialoguer avec lui. Dans tous les cas, je pars d’une matière qui vient du passé et qui produit quelque chose dans notre réalité d’aujourd’hui. Depuis que je suis adolescent, peut-être que je fais du théâtre pour ne pas être seul. Or, la mémoire est ce qui nous permet d’être toujours accompagné.

Peut-on dire que la question de la mémoire est au cœur de votre travail, qu’elle est en quelque sorte son fil rouge ?

À vrai dire, je ne fais pas du théâtre pour appliquer une théorie ou une doctrine. Je rassemble des personnes avec lesquelles j’ai envie de passer du temps parce que je les admire, parce qu’elles ont des qualités humaines et artistiques qui me donnent le désir de travailler avec elles. C’est généralement assez tard dans le processus de travail que je comprends vraiment de quoi parle le spectacle et à quel point il garde la trace d’autres créations. Ma manière de faire est très spontanée. La réflexion sur l’esthétique ne se fait qu’a posteriori.

Par exemple, quand j’ai écrit Dans la mesure de l’impossible, qui part de témoignages de personnes travaillant dans l’humanitaire, ce n’est qu’au moment des répétitions que j’ai compris que je travaillais sur le récit et l’évocation. Dans ce spectacle en effet, je ne montre pas, je raconte des histoires que d’autres ont vécues et dont ils font le récit. De la même manière dans la pièce de Sophocle, on ne voit pas Antigone mourir dans la grotte ; on voit un messager qui raconte de façon poignante ce qui s’est passé. Je suis très influencé par cette forme de théâtre qui demande au public d’imaginer ce qu’on ne peut ou ne veut pas montrer.

En tant que directeur du Festival d’Avignon, vous avez choisi d’inviter chaque année une langue. Pourquoi ce choix ?

Il y a plusieurs raisons. La première est liée à l’histoire de ce festival fondé en 1947 et qui est un emblème de la démocratisation de la culture en France. Il est devenu au fil des décennies une manifestation presque mythique pour les arts vivants, connue dans le monde entier. La volonté de donner une dimension internationale à cette manifestation a été initiée par le fondateur du festival, Jean Vilar. Dès les années 1960, il a tenu à ce que des artistes issus d’autres disciplines mais aussi d’autres cultures soient présents.

Le Festival d’Avignon célèbre notre capacité à nous rassembler autour de la curiosité de l’altérité

Après près de 80 ans d’existence, le festival célèbre toujours notre capacité à nous rassembler autour de la curiosité de l’altérité. Au Festival d’Avignon, nous sommes ensemble parce que nous sommes différents. Inviter une langue, c’est une façon de dire que nous regardons le monde non pas à travers le prisme de ses frontières et de ses nationalités, mais à travers ses langues, dans une vision très ouverte.

Quand on invite par exemple la langue espagnole, comme c’est le cas en 2024, nous prévoyons aussi des spectacles dans des langues autochtones d’Amérique latine, dont certaines sont menacées de disparition. C’est une façon d’envisager le monde à travers sa diversité et sa complexité historique.

Cette approche ouverte est-elle de plus en plus difficilement audible ?

Elle est en tout cas de plus en plus vitale. Nous vivons dans un continent où les forces politiques et sociales qui prônent la fermeture et l’isolement sont puissantes. La création artistique a le pouvoir d’inventer des passerelles entre différents mondes. À cet égard, je ne peux m’empêcher de me projeter dans ma propre histoire, celle d’une famille venue en France pendant la dictature de Salazar pour des raisons politiques.

Aujourd’hui, j’ai le privilège de revenir dans ce pays pour prendre le poste de directeur du Festival d’Avignon. De fait, je me sens en dette envers une partie de la société qui porte ces valeurs d’accueil, d’hospitalité. Et j’ai la responsabilité de me battre pour ces valeurs. L’ouverture à d’autres cultures, à d’autres langues, à d’autres façons de voir le monde aussi est essentielle pour nous nourrir et nous permettre d’avancer ensemble.

Quel rapport entretenez-vous avec votre langue maternelle ?

Un rapport d’amour ! Plus j’apprends d’autres langues, plus la langue portugaise devient l’expression de mon intimité. Je parle avec une certaine fluidité l’anglais, le français et l’espagnol. Ce sont des langues que je maîtrise suffisamment pour jouer sur scène en tant que comédien. Je peux aussi avoir des conversations dans d’autres langues, comme l’italien. Mais lorsque j’écris une pièce, c’est en portugais, parce que c’est la seule qui me permet d’être vraiment libre. Le portugais est la seule langue dans laquelle je peux faire des erreurs volontairement. Si je commets une erreur en français ou en anglais, c’est une faute. Si je fais une erreur en portugais, c’est de la poésie.

Si, à votre tour, vous deviez choisir un seul livre, ce serait lequel ?

C’est une question très difficile que celle du livre ultime, définitif. Quand je réfléchissais au livre pour ma grand-mère, j’avais dressé une liste d’ouvrages possibles. Et puis j’ai écrit à George Steiner, professeur de littérature à l’Université de Cambridge et grand érudit. Je n’ai jamais reçu de réponse et, finalement, j’ai choisi les Sonnets de Shakespeare. Après avoir créé By Heart, j’ai eu la possibilité d’aller à Cambridge et de le rencontrer.

En fait, ma lettre ne lui était jamais parvenue parce qu’il était retraité de l’Université. Je lui ai demandé ce qu’il m’aurait répondu s’il l’avait reçue. Pour ce qui est du choix de Shakespeare, il a simplement dit : « Pas mal. » Il a ajouté que j’avais eu de la chance de ne pas avoir reçu sa réponse parce qu’il m’aurait répondu qu’il n’y a pas de dernier livre, il y a seulement le prochain. Si je devais vraiment choisir un livre parmi tous, je serais sans doute obligé de faire un spectacle pour trouver la réponse.

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