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L’information, une ressource pour la libre pensée

« Il en est du droit à l'information comme de tous les autres droits : c'est en fonction des besoins réels que se définit son contenu légitime. À condition, bien entendu, de comprendre par besoin ceux de la construction humaine, et non de l'intérêt ou de la passion », écrit le philosophe français René Maheu (1905-1975) dans sa réponse à l’enquête sur les fondements philosophiques des droits de l'homme, soumise à l’UNESCO le 30 juin 1947, sous le titre « Droit à l’information et droit d’expression d’opinion ». Extraits.

René Maheu

C'est bien à tort que l'on continue de situer la liberté de l'information dans le prolongement de la liberté d'expression, elle-même parachèvement de la liberté de pensée. Cet ordre classique, et l'interprétation individualiste qu'il implique, contemporaine d'une pensée quasi artisanale, n'est pas seulement dépassée par les conceptions de la sociologie politique moderne ; il est clair que la réalité économique et technique présente impose une tout autre perspective.

Qu'il s'agisse de la presse à gros tirage, des agences de presse, du cinéma et de la radio, l'information aujourd'hui n'est que très partiellement une expression d'opinion. C'est essentiellement un pré-conditionnement (ou une satisfaction) de l'opinion. Elle est de part ou d'autre de l'opinion même. Au surplus, l'opinion dont il s'agit est celle du public, et non, des professionnels de l'information dont le métier consiste le plus souvent à faire abstraction de leurs sentiments personnels. C'est une opinion, un comportement de masses ; les techniques de l'information moderne ressortissent à la psycho-sociologie des masses et non à la psychologie individuelle.

Il existe une très puissante industrie de conditionnement ou d'exploitation de l'opinion et du comportement des masses qui, dans son fonctionnement, ne laisse aux convictions et aux réactions individuelles du producteur et même des consommateurs qu'un rôle tout à fait secondaire : tel est le fait social dont il faut avant tout partir.

La morale, la politique ne sauraient se désintéresser de ce formidable mécanisme. Il s'agit de le convertir à l'humain. Je pense que c'est une des grandes tâches de ce siècle.

Pour empêcher que l'industrie de l'information opère, comme c'est trop souvent le cas, une gigantesque aliénation des masses, il faut accomplir pour l'information la même révolution que celle qui a été effectuée pour l'instruction au siècle précédent. Il faut que l'information soit un objet de droit (et partant aussi de devoir), et que ce droit appartienne à ceux dont la pensée est l'enjeu.

Réviser radicalement la fonction de l’information

Inscrire au nombre des droits de l'homme le droit à l'information, ce n'est pas souhaiter un simple accroissement ou une amélioration des connaissances à la disposition du public. C'est exiger une révision radicale de la fonction de l'information. C'est mettre en cause les produits, les procédés et l'organisation même de l'industrie de l'information, du point de vue non des intérêts ou des passions de ceux qui contrôlent la production, mais de la dignité de ceux qui sont désormais fondés à en attendre les moyens d'une pensée libre.

Dès l'instant qu'elle est reconnue comme un droit de l'homme, les structures et les pratiques qui font de l'information un instrument d'exploitation de multitudes de consciences aliénées aux fins de lucre ou de pouvoir, ne peuvent plus être tolérées ; l'information s'impose à ceux qui l'exercent comme un service social d'émancipation spirituelle.

Le droit à l'information est le prolongement naturel du droit à l'éducation. Cela même permet d'en préciser le contenu concret.

On définit parfois ce contenu par « le fait » ou la nouvelle brute, c'est-à-dire non interprétée. Il ne faudrait pas s'abuser sur la valeur toute pratique de la distinction traditionnelle entre le fait et l'opinion. Qu'est-ce qu'un fait ? C'est un témoignage. Et la sélection d'un fait, c'est implicitement une opinion. Rien n'est plus trompeur que le mirage d'une objectivité mécanique. Aussi bien n'est-ce pas à l'impersonnalité que la liberté humaine peut demander secours.

Il semble plus juste de définir l'information comme étant la présentation désintéressée de matériaux susceptibles d'être utilisées par quiconque en vue d'une opinion. Tandis qu'une expression d'opinion – prédication ou défi – est toujours militante, à la différence de la propagande ou de la publicité qui procède par obsession, ce qui caractérise l'information, c'est la disponibilité.

Cela étant, on demandera sans doute si reconnaître le droit de l'homme à l'information a pour corollaire de reconnaître à tous les hommes l'accès en toutes circonstances à toutes les sources de savoir. Aussitôt surgissent à l'esprit, sans parler des impossibilités matérielles, les multiples interdictions qui protègent les intérêts politiques, économiques ou personnels les plus légitimes : secrets d'État, secret de fabrication, vie privée.

Relativité historico-sociologique

Mais quand on proclame le droit à l'éducation, on ne reconnaît pas pour autant à l'enfant le droit de s'instruire de toutes choses à n'importe quel âge et n'importe comment. On veut dire simplement que les adultes se doivent de lui fournir les connaissances nécessaires à son développement, compte tenu des besoins (et des capacités) de son âge. Un droit n'est rien d'autre qu'un instrument – un instrument pour construire l'homme en l'homme. L'instrument n'est instrument que s'il est en relation avec les besoins.

Il en est du droit à l'information comme de tous les autres droits : c'est en fonction des besoins réels que se définit son contenu légitime. À condition, bien entendu, de comprendre par besoin ceux de la construction humaine, et non de l'intérêt ou de la passion.

Ces besoins comportent, par nature, un assez large appel à la fraternité et aux échanges entre les hommes pour dépasser toujours considérablement le cercle de l'égoïsme. Mais il est bien vrai que les conditions d'existence et les formes de développement étant très variables, les besoins des groupes humains ne sont pas les mêmes à travers le temps et l'espace. Tous les groupes n'ont pas besoin de la même information.

Il ne faut pas craindre d'introduire dans une réflexion sur les droits de l'homme cette relativité historico-sociologique. Bien loin de compromettre la conquête effective de ces droits, seule une appréciation réaliste qui tienne compte de cette relativité peut leur donner un sens concret aux yeux des hommes qui ont à combattre pour leur triomphe.

Bien plus engagé encore dans la relativité historique est le droit d'expression d'opinion. Car si le droit à l'information doit être compté au nombre des conditions de la démocratie, et ainsi s'impose comme un principe, le droit d'expression d'opinion rentre dans l'exercice de la démocratie, et comme tel participe de la contingence de toute réalité ou pratique politique. Un régime bénéficiant d'institutions stables et d'un corps de citoyens apathiques, tolérants ou d'un esprit critique entraîné, peut pratiquer un très grand libéralisme à l'égard de l'expression des opinions individuelles. Il le doit même, en ce sens, que plus que tout autre, il a besoin pour progresser de cet indispensable moteur.

En revanche, une démocratie en danger dans un État déchiré par les passions ou livré aux démons de la crédulité, ou encore une démocratie profondément engagée dans un processus révolutionnaire ou systématique de reconstruction sont justifiées à apporter d'importantes limitations à l'action nécessairement dissociatrice de la liberté d'expression individuelle.

Reconnaître que le droit d'expression d'opinion doit être conditionné par la perspective historique où s'encadre un régime démocratique donné, ce n'est pas sacrifier un droit de l'homme à la raison d'État. C'est, au contraire, donner à ce droit son plein sens en refusant de sacrifier à une abstraction les chances et les mérites d'une entreprise concrète.

Liberté et responsabilité

Aussi bien ne s'agit-il pas d'une limitation externe, telle que celle que le fascisme, comme tous les régimes de tyrannie, impose par la force ou l'abus de confiance à la liberté humaine. Il s'agit de cette correction autonome que la liberté porte en elle-même et qui s'appelle la responsabilité.

Cette responsabilité est double comme la relation interne selon laquelle elle procède de la liberté même.

D'une part, en effet, toute liberté est en situation, et par suite assume la situation où elle surgit dans le moment précis où elle affirme en acte son pouvoir de la nier. Toute expression d'opinion libre, pour être valable, pour être elle-même, doit donc tenir compte de la perspective historico-sociologique où elle s'inscrit.

D'autre part, toute libre opinion qui s'exprime est un appel à d'autres libertés. L'expression, c'est essentiellement cette sollicitation à l'adresse de la liberté d'autrui, bien plus que l'extériorisation d'une conviction intime. Si j'exprime ma pensée, c'est sans doute en partie pour mieux savoir ou montrer ce que je pense, mais c'est surtout pour atteindre autrui. Mais ma liberté ne peut, sous peine de contradiction, s'efforcer d'évoquer la liberté d'autrui sans traiter celle-ci comme une liberté, c'est-à-dire sans la respecter.

Ainsi la reconnaissance du projet du moment historique de la société et le respect de la liberté d'autrui imposent à tout citoyen dans l'expression de son opinion un double système d'impératifs pour l'appréciation des possibles, que l'on résume d'un mot sous le terme de responsabilité. C'est elle qui détermine l'étendue valable du droit d'expression d'opinion. Et par suite cette étendue est relative comme elle.

En morale stricte, nul autre que le sujet n'est en état et en droit de penser sa responsabilité, et donc de mesurer l'exercice de sa liberté dans l'acte d'expression d'opinion.

Mais la politique substitue à cette poussière de sujets individuels absolus un sujet collectif idéal calqué sur l'amertume de l'État. La démocratie est le règne de la « volonté générale » des individus : force réelle d'un organisme vivant, ou fiction régulatrice ? Cela dépend des conceptions. Pratiquement il suffit que cette autorité générale soit identifiée par postulat en régime normal à la moyenne des opinions de la majorité, mais puisse s'incarner en période d'exception – par exemple en période révolutionnaire – dans une minorité. Dans une démocratie il y a donc un juge reconnu de la responsabilité de l'individu quant à l'expression de ses opinions. Être démocrate, c'est accepter ce juge.

Il est vrai que, comme on ne peut réellement se conduire en démocrate que dans une démocratie déjà réalisée, et qu'il n'y a jamais que des démocrates imparfaits et en puissance, le citoyen peut, et même doit, toujours juger son juge. C'est la crainte de ce recours suprême qui retient les majorités sur le chemin de la tyrannie. Et de même, c'est toujours en définitive le citoyen qui décide librement dans sa conscience si le moment est celui de la loi ou de la révolution.

C'est par là que la politique finalement abdique devant la morale et se résorbe en elle. Et sans doute, il y a dans cette mise en cause à l'infini, où les règles se dissolvent et où les garanties s'effondrent les unes après les autres, des risques croissants d'erreurs irrémédiables. Mais y-a-t-il une liberté sans risque? Le risque est au coeur de l'homme, qui n'existe qu'en s'inventant.

René Maheu

Le philosophe français René Maheu a rejoint le personnel de l’UNESCO dès sa création en 1946, et a exercé deux mandats consécutifs de six ans (1962-1974) en tant que Directeur général de l'Organisation.

Droits de l'homme : retour vers le futur
UNESCO
octobre-décembre 2018
UNESCO
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